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Voir Naples … et mourir !

de Vincent Billot        4 juin 2011

Pour certains ce serait plutôt mourir que d’aller à Naples… Du monde entier résonne en effet un concert de voix étrangement uniformes : « Vous habitez Naples ?! Ce n’est pas simple là-bas… La mafia, les ordures, n’est-ce pas trop dur pour vous ? » Les interlocuteurs sont parfois même marqués d’une touchante compassion lorsqu’ils posent ces questions et sont très sincèrement dégoûtés à l’idée que l’on puisse s’installer au milieu de ce qu’ils s’imaginent être une quasi décharge partagée entre différents boss mafieux…

Evening view of Naples from Camaldoli

CC-BY-SA Massimo Finizio

Le contraste entre ces opinions directement tirées de la grande presse et la vie réelle est flagrant – les idées reçues ont la vie dure – et, il faut bien l’avouer, pénible pour les Napolitains eux-mêmes.

Un fait illustre ce qui est dit ici avec l’exemple du journal Le Figaro. Avec bientôt deux cent ans d’existence (1826), le quotidien français est un des plus vieux journaux du monde et compte parmi ses plumes les plus illustres qui aient pu être : Zola, Balzac, Proust, Baudelaire, Claudel, Daudet, Sand, Bernanos, Paul Valéry, Mauriac et bien d’autres encore. Entreprise de presse respectable, donc. Depuis le mois de mars 2010 cependant, les collègues de Jean d’Ormesson ont commis une dizaine d’articles à propos de la cité napolitaine qu’il serait possible de qualifier de diffamant. Trois d’entre eux parlent de football (cela, on peut le comprendre…), deux parlent de la camorra, et quatre articles traitent des fameuses ordures avec des titres aussi accrocheurs que cinglants : « La guerre des ordures », « Les ordures refont surface », « Les ordures empoisonnent les élections », « Ordures de Naples »… etc. Il y a bien aussi un article de politique, mais celui-ci ne manque pas de pimenter la problématique de quelques lignes d’une méchanceté gratuite et totalement déplacée à propos de la ville même du Point-Cœur, Afragola, qui est en quelque sorte la banlieue nord de Naples : « Cette agglomération hideuse de 63 000 habitants, avec ses rues étroites, ses murs lépreux et ses ordures qui jonchent le sol, sans industrie autre qu'une panoplie d'hypermarchés » (Le Figaro du 30/03/2010).

Un tel raccourci et une telle répétition laissent songeur, et l’on cherche à comprendre ce qui permet à un journaliste de tels jugements réducteurs et péremptoires, distribués à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, sans compter la diffusion par l’internet.

Certes, il ne s’agit pas de nier la part de vérité que contiennent ces dépêches. Dans les rues d’Afragola en effet, peuvent être rassemblées çà et là des tas d’immondices qui deviennent parfois de véritables barricades menaçantes. Situation que l’on retrouve dans les rues de Naples. Dans l’atmosphère napolitaine, personne ne peut nier non plus la présence de la mafia, certains quartiers en sont même littéralement gangrénés.

Dans ces rues toutefois, on trouve aussi une vie qui ne semble exister nulle part ailleurs en Europe : une vie faite de voisinages tramés comme une belle étoffe généreuse, une vie faite de mille visages accueillants, des rues extraordinairement imbriquées, une vie particulièrement abondante. Dans les rues napolitaines, la « mamma » tend son linge sur des façades baroques, au milieu des ocres et autres rouges pompéiens. Dans ces rues, règne une vie pleine de musique mélancolique, et de proverbes toujours très à propos, c’est le personnage de Totò (Antonio de Curtis – 1898/1967) qui inspire l’attitude des napolitains. Dans ces rues poussiéreuses,  les processions religieuses concurrencent le trafic automobile, la nuit s’enchante de concerts populaires où la culture n’est pas seulement un manteau de soirée. Le verbe napolitain n’a pas engendré le théâtre par hasard, il en est pétri.

Dans ces rues, comme étranger, il arrive de vous entendre dire que quelqu’un que vous n’avez pas remarqué a déjà payé votre café lorsque vous arrivez à la caisse. Dans ces rues, il se trouve comme des trésors endormis qui s’éveillent à différentes saisons, comme le sang de San Gennaro se liquéfie trois fois l’an depuis plus de dix-sept cent ans.

Bref, le trésor est tel qu’il est frappant de voir un tel étalage de mépris dans la presse lorsqu’elle se met à parler de Naples. Rien de son patrimoine n’apparaît jamais sous les immondices qui recouvrent les gros titres. Rien de son rôle sur la scène du monde : la base de l’OTAN pour toute la Méditerranée y est pourtant logée, c’est elle notamment qui dirige les opérations en Lybie. Rien de son rayonnement culturel, son cinéma, sa chanson, sa poésie. Immondices, immondices, mafia et immondices…

Au moment de fêter les 150 ans de l’unité italienne, il se pourrait qu’une des clés du problème se trouve précisément dans les ambigüités de ces célébrations. L’année 1861 que l’on célèbre voit l’unification du Royaume de Sardaigne et du Royaume des Deux-Siciles qui partageaient jusqu’alors la péninsule italienne en un Nord et un Sud équilibrés. Le partage est cependant encore tenace dans les esprits et le Sud se voit affublé d’une funeste réputation que la multiplication des opérations anti-mafia ne fait que renforcer. Dans l’esprit d’un Italien du Nord, rien n’est moins recommandable qu’une entreprise du Sud, et le thème est amplement développé dans la presse nationale, elle-même étant la principale source d’information de la presse étrangère.

Le mépris et l’esprit hautain que l’on trouve parfois dans la presse étrangère est ainsi directement la conséquence d’un mépris propre au clivage italien entre le nord et le sud. Et la réalité de tout un peuple n’est alors jamais considérée. Les Deux-Siciles, c’était tout de même la moitié de l’actuelle Italie. Le peuple napolitain souffre assurément de la situation bloquée des ordures, il souffre aussi de la corruption et de la mafia, mais il est une autre souffrance lancinante qui est un véritable poids, celle d’être encore aux yeux du monde le rebus.

La réalité émouvante de ce peuple bouleverse pourtant nos hôtes de passage : nous les voyons pleurer d’émotion lors de nos liturgies ou de nos processions. Nous les voyons tout à fait retournés lorsque leurs hôtes napolitains sortent leur nouveau service, ou mettent sur la table la nappe de leurs noces pour les accueillir. Nous voyons nos amis surpris et nous-mêmes ne nous lassons pas d’être surpris à chaque fois que nous revenons chez nous à Naples.

Venise a ses trésors, Florence a ses trésors, Rome a le Pape… Sur les pentes du Vésuve se déverse la vie en abondance !

Répondant à une de ses amies, une des épouses de militaires français lui avouait qu’elle était triste à l’idée qu’elle aurait à quitter Naples un jour. Son mari venait tout juste de terminer la première des trois années de cette affectation.

Sur le lien (en rouge ci-dessous) vous pouvez voir un extrait d'un reportage sur les tableaux de Caravage à Naples :

 

 

 

 

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2 Commentaires

  1. Clement Imbert

    J' ai ete frappe ces derniers temps de rencontrer des italiens du sud (calabrais, siciliens, napolitains…), en particulier ceux emigres en France il y a quelques decennies a la recherche d'emploi, parler de Naples avec emotion et fierte, comme si l'ame italienne se cachait entre les rues etroites du centre historique. Souffrant de l'eloignement et de la pauvrete de bien des relations dans notre pays, ils semblent comme redecouvrir tout le genie et ce "surcroit d'humanite" que decrit l'article.  

  2. Geneviève

    Merci de ce bel article qui nous donne envie de connaître Naples et, en particulier, le quartier où vous partagez la vie des habitants au quotidien. Il est dommage, en effet, de s'en tenir aux idées toutes faites et aux clichés. On colle des étiquettes sur les gens, les peuples, sans savoir, sans connaissance du sujet… Merci donc de nous permettre un autre regard et qui sait ? nous donner quelques arguments face à ceux qui ne savent souligner que les aspects négatifs….

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