Poème de la séparation A contre-saison nous invite à faire le chemin vers une communion inaltérable. Mais puisque nous sommes conviés, à chaque instants, à la « pointe nocturne d’un feu immense » où la destruction et l’absurde n’ont plus prise, ceux qui nous ont portés, ceux que nous avons rencontrés demeurent à jamais comme ces « racines » « pour qu’au faîte tremblant / naisse le fruit / de moins de solitude ». L’auteur dédie ce poème aux exilés, aux parias innocents qui sont obligés de vivre les saisons à l’envers et à tous ceux qui jouent leur vie pour de l’eau vive, celle qui lave nos visages et s’enfuit aussitôt, nous appelant, plus loin.
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A contre-saison
nous sommes les étrangers
nous avons balbutié dans vos langues
appris vos danses vos chansons
nous avons écouté
ce battement que fait le cœur
et qui n’est pas si différent
là-bas
dans le silence nous avons appris
les nuances et la lenteur de ce rayon
pour mieux savoir cette lumière
que nous portons de ville en ville
et que nous retrouvons
par hasard sur une joue
dans ce bout du monde
notre maison
*
sans doute quelqu’un là-bas
nous attend, quelqu’un
n’a pas compris à l’heure du départ
pourquoi nous avons pris
congé de ce bonheur
quelqu’un attend notre retour
et regarde par la fenêtre
un peuplier se dévêtir
dans la nuit
*
ce vide ce pays de présences lointaines
ce cœur désert
recevez-le
pour que ne soit pas vaine notre absence,
le soleil impérieux
de notre cœur
*
là bas, je sais
quelques-uns sont partis
d’autres sont nés
ici le tourbillon de cette vie
tant de visages
et tant d’heures aussi
dans le silence,
tant de lumière lente
sur l’oranger
je m’approche et je sens
palpiter la lumière
c’est votre cœur et j’entends
le bruit du monde
*
à la table du soleil
et d’un pays toujours devant
je m’assieds
je vous écoute
murmurer
à la table manifeste
d’hôtes blessés
vous êtes là aussi
ce qui aime en nous
palpite d’un même essor
unit dans l’absence
le temps perdu
*
je refais ce chemin
qui mène à la maison
et je me sens soudain
si loin
mais qu’importe je sais
que ce morceau de terre
sous mes pas
m’abrite et me console
me garde en son secret
*
nous ne sommes pas d’ici
et nous ne sommes pas non plus
de là-bas
quel est notre pays, notre table
et quelle est notre voix ?
tant de questions parfois
sous le soleil
nous sommes de ce pays
penché sur nous
comme une mère
*
et la seule question est de savoir
si nous allons sous ce regard
et la seule réponse nous la trouvons
dans cet instant fragile où des larmes
nous sont confiées comme un trésor
tant d’attente parfois de soucis
et soudain tout s’éclaire
on a dressé devant nous
cette table
ici et maintenant
c’est notre lieu
comme la pointe nocturne
d’un feu immense
*
toutes les frondaisons de mon pays
tous les sillons, mes arbres
toutes les routes les maisons
qui s’enfuient en riant
tant de racines maintenant
pour qu’au faîte tremblant
naisse le fruit
de moins de solitude
*
elle est pour toi cette lourde grappe
que tu ne connaîtras jamais
que par ce bref instant qui nous unit
non le fruit de ma terre n’est pas pour toi
mais tu sauras ce goût de pain
ce goût d’eau fraîche de mon Dieu
*
car ce n’est pas notre œuvre
et ce n’est presque pas
notre visage
ce ne sont presque pas nos mots
même ce cœur qui bat
te parle d’autre chose
de quelque chose qui est en toi
et que tu sais
*
et voici notre table
les assiettes
le soleil est venu
embellir la nappe
viens t’asseoir avec nous
voici le temps
de partager ce droit d’aubaine
si tu veux
*
et nous avons connu le prix de l’innocence
le prix de n’être dans ta main
qu’un peu de nue
pour protéger les fronts
d’un soleil trop cruel
pourquoi nous plaindre si nous pouvons
boire en ce court instant
à ta coupe
donne nous ce courage
et le désir
et puis de temps en temps
refais en nous les chemins
qui mènent au silence