Né le 19 juin 1914, Mgr Antoine (Andreï Borisovitch Bloom), métropolite de Souroge, est sans doute l’une des grandes figures de l’orthodoxie contemporaine. Le témoignage d’Alexandre Filonenko, philosophe ukrainien, spécialiste des théologiens de l’immigration russe, offre un apperçu de son rayonnement spirituel.
(Le diocèse de Souroge, rattaché au patriarcat de Moscou, est situé à Londre. Il rassemble sous sa juridication l’Angleterre et l'Irlande. Son siège historique se trouvait dans l'actuelle Crimée).
En quoi le métropolite Antoine est-il important pour vous ?
Tout à commencé en 1988. J’étais au service militaire et cette année-là, Gorbatchev a décidé de fêter le millénaire du baptême de la Russ Kiévienne. Pour moi, c’était très étrange que des communistes fêtent une fête chrétienne. Ce jour-là, on nous a réunis dans une église pour nous donner un cours sur le thème : « La Bible, le livre du mensonge ».
Puis en 1991, j’ai reçu le baptême avec ma femme et mon fils. Nous étions habités par une question essentielle : existe t-il des personnes vivantes et concrètes comme Saint Séraphin de Sarov, ou Pavel Florenski que nous découvrions et lisions ? Nous avions entendu alors parler du père Alexandre Men et lorsque nous avons voulu le rencontrer, il a été tué. A ce moment, je me suis dit qu’entrer en christianisme ne pouvait se faire qu’à travers une rencontre : j’ai compris qu’il fallait chercher des personnes qui pouvaient témoigner du Christ. C’est alors qu’il se produisit un miracle : un ami me donna des cassettes audio. Durant les années difficiles de 1990 à 1993 où il n’y avait rien, où nous souffrions presque de la faim, j’ai entendu la voix d’un homme parlant un russe merveilleux, la langue de la littérature russe du XIXème siècle, très concentré. C’était le métropolite Antoine. Après l’avoir écouté, je me suis dit qu’il était indispensable de rencontrer cet homme, mais mon ami me dit que c’était impossible car il vivait à Londres. Nous étions en 1990, et à cette époque, aller en Angleterre, c’était comme aller sur la lune ! Puis un professeur d’Angleterre est venu à Karkiv. Grâce à lui, il fut possible d’organiser une rencontre avec le Métropolite Antoine en 1997.
Je l’abordais avec une question profonde à son sujet : sa prédication n’était-elle qu’une manière impressionnante de parler du Christ ou vivait-il réellement ce dont il parlait ? Ce que je vis, c’est qu’il vivait une expérience encore plus forte que sa propre prédication. Son regard disait plus que ses paroles. Ma rencontre avec lui commença en 1997 et a duré jusqu’à sa mort en 2003.
Comme beaucoup de gens aujourd’hui, il a vécu dans sa jeunesse le déchirement de la diaspora. Pouvez-vous nous en parler ?
En effet, il est très important de savoir qu’il était un enfant de l’immigration russe. A l’époque, il n’y avait pas de services sociaux. Il s’agissait d’un grand défi pour ces millions d’immigrants.
Au moment de la révolution bolchévique, trois millions de russes sont arrivés en Europe. A cette époque, beaucoup d’intellectuels russes disaient qu’il ne leur restait plus rien – ni état, ni institutions, ni écoles – sinon l’Église. C’était le cas de la première génération. Mais pour celle du Métropolite Antoine – qui est né en 1914, dans une famille de diplomates russes – l’Église n’était déjà plus une réponse. Il vécu la vie des réfugiés jusqu’à ce qu’il arrive à Paris. C’est là que s’est passé un grand événement : sa rencontre avec le Christ lorsqu'il lu l’évangile de St Marc. Ce jeune garçon de quatorze ans comprit alors en quoi consistait la beauté du chemin que Dieu lui proposait de vivre : il su que les migrants n’était pas d’abord là pour survivre, mais que Dieu les semait comme des graines pour qu’ils puissent croître et ainsi, témoigner de Lui. C’était le premier axiome. Le second, très important pour lui, c’était de comprendre que ces Russes immigrés n’étaient importants pour personne, qu’ils n’avaient rien, que personne n’avaient de tendresse pour eux, excepté Dieu. C’est ainsi qu’ils ont rencontré Dieu. C’est pour cela que c’était l’église des « voies de garages », une église marginale, en dehors de la cité. Pour eux, le Seigneur n’était pas le Seigneur des grandes cathédrales, mais le Seigneur des « voies de garages »
Cela a-t-il influencé son enseignement ?
Naturellement. Comme on peut en juger dans ce texte magnifique, tiré de son autobiographie (Ma conversion) :
« Et la dernière chose qui me frappa alors et que j’aurais alors exprimé tout différemment, c’est probablement que Dieu – et telle est sa nature de l’amour – a pour nous une telle capacité d’amour qu’il est prêt à partager tout, résolument tout avec nous : non seulement la condition créée, par l’Incarnation, non seulement la limitation de toute la vie à cause des conséquences du péché, non seulement les souffrances et la mort physique, mais aussi – et c’est le plus effrayant – la condition de mort, la condition de l’enfer, le fait d’être privé de Dieu, de la perte de Dieu, qui pour l’homme est mortelle ; c’est le cri du Christ en croix : « Mon Dieu, Mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Cette participation non seulement au fait d’être abandonné par Dieu, ce qui tue l’homme, cette attitude de Dieu, prête à partager toute notre absence de Dieu, à aller en enfer avec nous, parce que la descente du Christ aux enfers, c’est précisément la descente au Shéol (de l’ancien Testament), c’est-à-dire l’absence de Dieu… Cela m’a tellement frappé, que Dieu est donc prêt, sans limite, à partager le sort de l’homme, pour racheter l’homme. Et cela a coïncidé – lorsque très vite après je suis entré dans l’église – avec l’expérience de toute une génération de gens qui, avant la révolution, connaissaient le Dieu des cathédrales et des offices solennels ; qui avaient tout perdu : leur patrie, leurs proches, et souvent le sentiment de respect d’eux-mêmes, une position sociale qui leur donnait le droit d’exister ; qui avaient été très profondément blessés et qui en étaient restés si vulnérables. Ils ont découverts tout d’un coup, que par amour pour l’homme, Dieu avait voulu être précisément ainsi : sans défense, vulnérable, sans force, sans pouvoir, méprisé pour ces gens qui ne croient qu’en la victoire de la force. Et alors, s’est entrouvert pour moi ce côté de la vie auquel j’attache une énorme d’importance. C’est que notre Dieu, le Dieu des chrétiens, on peut non seulement l’aimer et le vénérer, non seulement se prosterner devant lui parce qu’il est Dieu, mais se prosterner devant lui en un sentiment de profond respect, je n’arrive pas à trouver un autre mot. »
Et quelle fut sa rencontre avec l’Eglise ?
Antoine reçut la plus puissante et impressionnante image qui soit de ce qu’est un évêque. Un jour où il vint à l’église, il croisa un évêque qui dormait par terre, devant la porte de sa chambre. Lorsqu’il lui demanda pourquoi il dormait ainsi, celui-ci lui répondit que sa chambre était occupée parce qu’il avait invité des nécessiteux à se reposer. Cette image manifestait ce que doit être un évêque : une personne qui sert. Cette manifestation du Christ qui rencontre les gens là où ils sont, fut pour Antoine un point de départ.
Pourquoi sa voix a-t-elle porté autant ?
Il est très important de comprendre, qu’à cette époque, Antoine était athée, c’était un enfant de quatorze ans, mais un athée qui ne s’intéressait en rien à l’Église. C’est pour cela qu’il put si bien parler par la suite de l’expérience de la rencontre avec le Christ et de comment une personne peut revenir dans l’Église. C’était important pour les Soviétiques qui ont vécu l’expérience de l’athéisme.
Lorsque la guerre entre l’état soviétique et l’Église s’est terminé en 1988, le principal problème pour les gens à ce moment-là était de savoir comment passer de l’athéisme à l’expérience de la foi. Il n’y avait pas beaucoup de prêtres qui pouvaient aider, parce que personne n’avait écrit sur cette expérience. Mais heureusement, les gens connaissaient le métropolite Antoine depuis longtemps.
Comment est-il devenu une telle référence spirituelle ?
C’était un "soldat blanc", engagé contre la politique communiste. Il avait la nationalité française, c’était un médecin, un professeur et un moine. Lorsqu’en 1941, il vint en Angleterre pour une conférence, il rencontra là-bas un prêtre orthodoxe qui l’invita à revenir, mais comme prêtre. Il retourna en France, fut ordonné, et revint en Angleterre tout en gardant son passeport français. Il était imprégné spirituellement par son expérience française. Son auteur préféré était Péguy, il a souvent fait référence à Bernanos, au Journal d’un curé de Campagne. Comme beaucoup de Russes, il possédait une culture française érudite.
Il devint évêque de l’église orthodoxe du patriarcat de Moscou. Pour lui, cette décision fut très importante, pas politiquement mais spirituellement. Il affirmait : « Lorsque ta mère est malade, tu ne peux pas l’abandonner. C’est pour cela que lorsque tu es dans de meilleures conditions, tu dois rester fidèle ». De fait, il est toujours resté fidèle à son église. En 1962, il se rend pour la première fois en Union Soviétique. Il y retournera régulièrement ensuite, jusqu’en 1988, pour prêcher dans ce pays où le KGB contrôlait toutes les prises de paroles, avec sa voix libre d’orthodoxe d’Angleterre. La seule opportunité de parler publiquement c’était pendant l’homélie.
Il jouissait de deux réputations : la première, celle d’être une voix libre de l’église orthodoxe qui pouvait dire des choses que personne n’osait transmettre. La seconde, c’était sa place au milieu du christianisme anglais. Les anglais le reconnaissait comme un témoin du christianisme, non tant comme un expert de l’orthodoxie que comme une personne qui avait autorité pour parler du Christ. Il reçut le plus grand prix de l’église anglicane juste avant sa mort.
Dans les années 60, il a écrit un livre qui s’appelle L’école de la prière, traduit dans plusieurs langues et qui est une référence aujourd’hui. C’est ainsi qu’il est devenu l’auteur le plus publié en Russie. Il est impressionnant de voir combien il continue à être populaire encore aujourd’hui.
Lequel de ses enseignements vous habite ?
Le métropolite est venu en Union Soviétique pendant les années dures. Il avait donc devant lui des personnes qui risquaient leur travail ou leur vie pour l’écouter. Il devait leur transmettre le plus important en 10 min. Il prononça alors une homélie, intitulée l’Amour vainc tout. Son message principal était simple :
« Dieu nous a donné cette rencontre, et chaque rencontre est une joie. Parfois nous avons le sentiment que les rencontres se finissent et nous les oublions. Si nous sommes capables de vivre la rencontre dans cette profondeur qui est Dieu, alors la distance est impossible. La distance ne divise pas les personnes, c’est le péché qui divise, pas la distance. Le signe d’une rencontre profonde c’est que jamais nous ne nous quittons. Et aujourd’hui, nous nous rencontrons ensemble dans cette église, et nous vivons une grande profondeur que nous donne le Christ et dés lors que nous le reconnaissons, jamais nous ne nous quittons. »
En lisant cette homélie, j’ai compris l’essentiel. La plus grande erreur des personnes, c’est de croire qu’il n’existe dans notre vie que de « grandes rencontres ». Nous sommes plein de gratitude devant les « grands » que nous avons rencontrés dans notre vie, mais ce n’est pas encore le christianisme. Le christianisme, c’est lorsque, grâce à ces personnes, nous commençons à comprendre que les rencontres les plus banales du quotidien (dans le bus ou le métro), ont la même profondeur que ces « grandes » rencontres. Si tu vois cette profondeur, tu es heureux. C’est pour cela que le christianisme est l’école du bonheur. C’est une école du regard. Tu dois voir la profondeur de ces rencontres ; si tu ne les vois pas, tu ne peux pas être heureux. Le Métropolite Antoine proposait d’exercer le regard dans chaque rencontre avec les personnes, au quotidien. Avec le Christ tu apprends à voir la profondeur de chaque rencontre. C’était sa proposition pour le monde.
C’est en quelque sorte un catéchisme existentiel ?
Dans ce monde où nous avons peur les uns des autres, où tout semble hostile, où il y a des étrangers, des immigrés, en quoi consiste le christianisme ? Le christianisme consiste à recevoir chaque rencontre, même celle avec le mal, comme une espérance, et en discerner la profondeur. Sa théologie a toujours était construite comme une éducation du regard, avec une dimension très pratique. Lorsque nous avons préparé une exposition sur lui au Meeting de Rimini, nous avons voulu la réaliser en suivant sa méthode : pas seulement parler de sa vie, à travers la question de l’immigration russe en France, mais plutôt, à travers de courts enseignements qui puissent rejoindre chaque personne.
Comment sa méthode est-elle reçue dans l’orthodoxie ?
La théologie orthodoxe du XXème siècle est essentiellement patristique et elle a été reçue avec un tel enthousiasme, que toute les questions étaient vues à travers l’expérience des Pères de l’Église. Ce qui est juste. Mais nous avons laissé de côté deux autres sources : l’Évangile et la liturgie. Le métropolite Antoine était pétri des récits évangéliques : il disait que l’Évangile est essentiellement une histoire de rencontres entre le Christ et différentes personnes et qu’il était écrit pour que nous puissions voir nos propres rencontres dans cette lumière. Puis la Liturgie : un de ses plus beaux enseignements, était au sujet du sacrement de l’amour. Il commentait les textes du sacrement du mariage en expliquant la signification des alliances, des couronnes et de toute la liturgie du mariage.
Non loin d’ici, dans un hôtel de Kiev, il a rencontré pendant l’époque soviétique, un officier qui lui posa cette question : « Visiblement, vous êtes un homme d’Église. Vous croyez en Dieu mais votre Dieu en quoi croit-il ? » Il répondit alors : « Dieu croit en l’homme ». Le seul point sur lequel les athées et les croyants sont d’accord, c’est que le plus grand problème de notre temps est celui de l’homme et la manière avec laquelle nous y répondons. Dieu qui croit en la dignité de l’homme. Le métropolite Antoine disait qu’après la seconde guerre mondiale et toutes les catastrophes du XXème siècle, le christianisme ne pouvait pas changer. Car le Christ a donné un nouveau sens à la dignité de l’homme et à la solidarité entre les hommes. Deux choses que nous devons toujours regarder de manière nouvelle.
Propos recueillis et traduits du russe par Aude Guillet avec l'aide de Roksolana Drozd.
Alexandre Filonenko (Ukraine) est né à Kislovodsk en 1968. Après avoir été diplômé en physique nucléaire, il a poursuivi ses études spécialisées dans la philosophie et la théologie. Il est actuellement professeur d’histoire de la culture, de philosophie et de théologie à l'Université d'Etat de Kharkov et dans d'autres universités en Ukraine, Russie et Biélorussie. Il est l’auteur de nombreux travaux portant notamment sur les théologiens de l’émigration russe au XXe siècle (lire son témoignage sur Trace). En 2011, Alexandre Filonenko fonde l’association Emmaüs qui s’occupe de l'intégration sociale des orphelins et des personnes handicapées et de projets éducatifs et culturels. En 2014, Emmaüs rejoint le centre de culture européenne Dante créé pour apporter à la société ukrainienne des témoignages d'une vie nouvelle grâce à la réalisation d'événements culturels (Intervention traduite en anglais d’Alexandre Filonenko sur cette expérience aux meeting de Rimini en 2013 : qu’est ce qui réveille mon humanité).
Merci beaucoup pour cet entretien très intéressant. Dans mes rayonnages de bouquins, j'ai le livre "L'école de la prière" du Père antoine Bloom. Il est stocké là depuis très longtemps et grâce à vous je viens de le sortir pour le découvrir! Malgré que je suis catholique, je suis très prôche et en réelle communion avec mes frères et soeurs de l'orthodoxie et de l'Eglise d'Orient.Je respire à fond avec mes deux poumons l'occidental et l'oriental!
Merci pour votre grand intérêt ! Jean-Paul II nous exhortait bien souvent à porter notre regard vers l'Orientale Lumen. Et comme vous le soulignez, connaître l'Orient chrétien c'est une expérience de foi.