Si c’est un film de science-fiction (et il est rassurant de le classer dans cette catégorie), ce genre a rarement était utilisé avec autant de puissance prophétique. Dans Plan 75, la jeune réalisatrice Chie Hayakawa s’efforce d’imaginer son pays, le Japon, dans le futur proche, dans une dizaine d’années. Acclamé au Festival de Cannes (caméra d’or 2022) ainsi qu’au Festival de Venise et aux Oscars, le résultat est un film d’une beauté redoutable, un film-miroir dans lequel il est difficile de se regarder sans trembler.
“Plan 75”, dans le film, c’est le nom d’un programme du gouvernement japonais. Pour faire face au problème d’une population vieillissante, et au poids démesuré que celle-ci représente pour les finances publiques, le gouvernement met en place ce programme ouvrant l’accès à l’euthanasie pour les personnes âgées de 75 ans et plus.
Euthanasie ? Ce n’est pas vraiment de la science-fiction, hélas. Mais là où le film devient prophétique et s’approche de 1984 (sans pour autant s’éloigner beaucoup de 2023), c’est que l’euthanasie n’est pas seulement permise, elle est activement promue — parce que nécessaire.
Sur les places publiques, des représentants du programme — de bons fonctionnaires, des étudiants payant ainsi leurs études — tiennent des stands où ils expliquent, autour d’un bol de soupe chaude, le processus d’inscription : vous aurez le numéro d’un accompagnateur avec qui vous pourrez parler jusqu’à quinze minutes par jour, et un chèque de mille euros que vous pourrez utiliser selon votre désir, par exemple pour un dernier repas avec votre famille, ou un dernier voyage avant le grand départ. Le moment venu, vous vous rendrez dans une clinique et on prendra soin de vous, c’est comme si vous vous endormiez. Bien sûr, à tout moment et sans avoir à vous en justifier, vous êtes totalement libres de vous retirer du programme.
Tout le monde est gagnant : le gouvernement parce qu’il équilibre son budget, les personnes âgées parce qu’elles terminent leur vie sans douleur, et surtout (ce qui, au Japon, est beaucoup plus déterminant que le seul problème de la souffrance) sans devenir un poids pour leur famille et pour la société.
On ne trouvera pas, dans les coulisses de ce programme, de politiciens machiavéliques se réjouissant secrètement de cette solution finale au problème du vieillissement. Pour employer une expression de Hannah Arendt qui trouve ici une terrible illustration, le mal prend un aspect beaucoup plus « banal » : celui de fonctionnaires respectueux et appliqués, celui d’une institution pragmatique et, en apparence, très humaine.
Cependant, une véritable tragédie se cache sous ce vernis de rationalité et de compassion. Si le « problème » du vieillissement est résolu, celui de la solitude et de la perte du sens même de la vie explose dans le silence des consciences et des regards. L’individu s’efface derrière les besoins d’une société anonyme et la personne disparaît dans la fonction.
Car c’est bien de la personne qu’il s’agit. La réalisatrice n’a pas voulu faire un film « contre l’euthanasie », mais bien plutôt un film qui nous introduit dans le drame de la solitude vécue par tant de personnes âgées. Dans un entretien au IFC Center, à New York, Chie Hayakawa expliquait qu’elle a fait ce film en pensant à la solitude de sa propre mère.
Albert Camus observait qu’une idéologie peut nous sembler rationnelle tant qu’elle reste appliquée à une société abstraite, anonyme. Son inhumanité se révèle le jour où elle s’en prend à notre chair, où elle nous touche personnellement. L’émergence du drame personnel dans un système dont la rationalité précaire suppose l’anonymat : tel est l’angle que choisit Chie Hayakawa, et elle fait cela à travers trois personnages.
Hiromu, fonctionnaire, travaille pour Plan 75 avec zèle et application. Il est convaincu du bien-fondé de ce programme et de son approche compatissante du problème de la vieillesse. Mais le jour où il aperçoit son vieil oncle dans la queue, sa conviction est ébranlée par la morsure de la culpabilité : voilà vingt ans qu’il n’a pas visité de vieil oncle seul, sans famille…
Yoko est une jeune étudiante qui travaille au centre d’appel de Plan 75. Chaque jour, elle écoute attentivement tandis que Michi, inscrite au programme, lui confie sa vie, ses souvenirs, comme elle le ferait pour la petite fille qu’elle n’a jamais eue. Cependant, Yoko chronomètre consciencieusement les quinze minutes de conversation qu’elle lui accorde à Michi. Mais lorsque Michi lui demande de la rencontrer en personne, Yoko n’ose pas lui dire non. La face à face, court et émouvant, lève le voile de l’anonymat et fait naître dans le cœur de la jeune étudiante une compassion réelle qui brise le cadre de la fonction mais qu’elle ne sait comment exprimer…
Maria est une jeune aide-soignante Philippine qui travaille elle aussi pour Plan 75, simplement parce qu’elle doit travailler pour envoyer de l’argent pour le traitement coûteux que suit sa fille aux Philippines. Proche de sa famille et de sa communauté, elle souffre de voir la solitude des personnes âgées et porte sur la société japonaise un regard humain, un regard de mère. C’est, disait Chie Hayakawa lors de l’entretien au IFC Center, la seule qui ose dire « je », la seule qui soit vraiment libre.
Chie Hayakawa confiait, non sans douleur, un échange qu’elle a eu avec quinze personnes âgées au Japon. Elle avait rencontré ces personnes lors de la préparation du film pour développer le personnage de Michi. A chacune d’entre elle, au terme de leur entretien, elle a posé la question : « Et vous, que pensez-vous de Plan 75 ? Est-ce que vous pensez que ce serait une bonne chose ? » A cette question, les 15 ont répondu : « Oui, je pense que ce serait bien d’avoir cette option, le moment venu, pour ne pas être un poids pour les autres… »
Plan 75 est un film dur, parce qu’il révèle la dureté de notre société. Sous prétexte de science-fiction, c’est l’état présent de notre société qui est mis en lumière. Cependant, c’est aussi un film plein d’espérance : cette espérance n’est pas dans l’opposition à un système, si inhumain soit-il, mais dans l’expérience d’une compassion véritable où se révèle la dignité de la personne humaine et le sens de la vie.
Merci pour cet article qui donne très envie de découvrir ce film !
Pas sûr qu’il arrive jusqu’au Chili, il va falloir attendre qu’il arrive sur les plateformes en ligne…