Un journal de vie pour notre propre vie
Le père Alexandre Schmemann (1921-1983) était un prêtre orthodoxe, théologien et professeur. Il eut une vie fascinante, pleine de rencontres qu’il nous partage dans son journal écrit au cours des dix dernières années de sa vie.
Père Alexandre Schmemann, sa femme Juliana et Alexandre Soljenitsyne, Vermont 1978
© schmemann.org
Alexandre Schmemann est né en Estonie de parents russes qui durent fuir l’URSS pour Belgrade puis Paris en 1930. C’est là qu’Alexandre reçut son éducation, se maria et fut ordonné prêtre. En 1951, il émigra avec sa famille aux Etats-Unis, suite à une invitation à être professeur au séminaire orthodoxe de New York. Un de ses plus grands apostolats fut à Radio Liberty où il participa à plus de 3000 émissions en russe. Ses sermons étaient alors diffusés dans toute la Russie communiste. Parmi ses fidèles auditeurs, il y avait Alexandre Soljenitsyne, avec lequel il vécut une belle amitié. Alexandre Soljenitsyne dit du père Alexandre ces quelques mots :
« … Pendant longtemps, quand cela m’était possible, j’ai écouté le dimanche soir avec une vraie joie spirituelle, les sermons du père Alexandre (son nom de famille n’a jamais été donné) sur Radio Liberty. […] Et j’ai toujours été étonné de voir – ô combien – authentique, véritablement contemporain et élevé était son art de la prédication. »
Par son journal, le père Alexandre nous permet d’entrer dans l’intimité de ses réflexions, de ses émotions, de ses opinions et de ses goûts concernant les événements de la vie et les rencontres qui la jalonnent. Il aborde des thèmes comme l’Eglise, la liturgie, la société, la littérature, la politique. Il nous fait entrer dans son regard sur la vie et dans son émerveillement pour les choses les plus simples, comme la beauté de la nature ou le temps partagé avec un ami.
Ce livre est très instructif et contient des réflexions enrichissantes. Mais il est surtout une invitation pour chacun de nous à poser un jugement sur sa propre vie, à savoir s’arrêter quotidiennement, à rendre grâce pour ce qui a été donné durant la journée et à y déceler son fil conducteur : la présence du Christ qui s’y cache.
C’est finalement un livre pour vivre pleinement et intensément la réalité de notre vie et pour porter sur elle un regard plus profond, accompagnés par le père Alexandre – bien connu pour sa liberté, sa joie et son humour.
Comme avant-goût, deux extraits du tout début du livre :
Lundi, 29 janvier 1973
« Hier, dans le train je me disais : me voici dans ma cinquante-deuxième année, j’ai derrière moi plus d’un quart de siècle de sacerdoce et de théologie – mais qu’est-ce que cela signifie ? Ou encore, comment rassembler tout cela, comment se l’expliquer à soi-même, où cela mène-t-il, clairement et distinctement ? […] Et, sans le moindre doute, j’ai derrière moi la plus grande partie de ma vie ; et, dans les profondeurs, il y a beaucoup plus d’obscurité que de clarté.
Mais au juste, qu’est-ce qu’il faut tirer au clair ? Cette alliance, qui m’étonne moi-même, entre l’évidence très profonde d’une réalité sans laquelle je ne pourrais survivre un seul jour et le dégoût sans cesse croissant pour ces discussions, ces disputes sans fin sur la religion, pour ces convictions faciles, pour ces pieux sentiments et bien sûr pour cet “esprit ecclésiastique”, au sens de ces menus intérêts mesquins… La réalité : hier encore, je la sentais, me rendant à l’église pour la liturgie, tôt le matin, dans la solitude des arbres hivernaux […]. Toujours la même impression : le temps, rempli d’éternité, de plénitude, de joie secrète. La pensée que l’Eglise dans toute sa figure sensible ne sert qu’à cela : que cette expérience existe, qu’elle vive. Là où elle cesse d’être symbole, mystère, elle est horreur. »
Vendredi, 9 mars 1973
« […] Terrible erreur de l’homme contemporain : identification de la vie avec l’action, la pensée, etc., et dès lors incapacité presque totale à vivre, c’est-à-dire à sentir, à recevoir, à “vivre” la vie comme un don ininterrompu. Aller à la gare sous une pluie fine, déjà printanière, regarder, sentir, prendre conscience du déplacement d’un rayon de soleil sur le mur, cela n’est pas “aussi” un événement, c’est la réalité même de la vie. Non point condition pour l’action et pour la pensée, ni fond de tableau impersonnel, mais en réalité ce pour quoi il vaut la peine d’agir et de penser. Et il en est ainsi, parce que c’est en cela seulement que Dieu nous donne de le sentir, et non point dans l’action ni dans la pensée. Et voilà pourquoi Julien Green a raison : “Tout est ailleurs”, “il n’y de vrai que le balancement des branches mis dans le ciel”. »
Alexandre Schmemann – Journal (1973-1983), éditions des Syrtes, Paris 2009