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Warnken : Eloge d’un gardien de nuit

Cristián Warnken (Chili) est philosophe et poète. Animateur d’un célèbre programme de télévision « La beauté de penser » (La Belleza de Pensar) dans lequel il reçoit les plus grandes personnalités littéraires et scientifiques d’Amérique Latine et du monde, il écrit chaque quinzaine un edito très prisé dans le Mercurio. Suite à notre rencontre dans un petit bistrot du Cerro Allegre de Valparaiso, nous publions avec son autorisation la traduction d’un article intitulé Benjamín Menares paru le 28 octobre 2010 avec lequel nous nous sentons en parfaite syntonie.


Pérou © Guillaume de Chateauvieux

Tu ne l’as pas connu, lecteur, il était l’un des gardiens de nuit de notre place, une petite place comme tant d’autres dans le monde. Le jour de sa mort, il n’est apparu à la Une d’aucun quotidien et pas non plus au journal télévisé. Parce qu’il n’a tué personne, parce qu’il n’a pas gagné au loto ni n’a maltraité sa femme. Pouvait-on, par conséquent, en faire une exclusivité ?

C’était un illustre inconnu comme tant d’autres millions qui déambulent aujourd’hui à travers la ville. Mais son sourire nous illuminait plus que les réverbères de l’éclairage public lorsque nous rentrions, le soir, chez nous. Un tel sourire ne s’oublie jamais, bien qu’il soit celui d’un anonyme dans la multitude, un monsieur tout le monde.

Mais qui est « quelqu’un » en vérité ? Ne serions-nous pas, tous, des « tout le monde », destinés à nous éclipser dans l’anonymat de la mort, plus ou moins tôt, plus ou moins tard ? Après la dernière pelletée jetée sur un « quelqu’un » ou un « tout le monde » l’inéluctable oubli nous attend tous. Pour la majorité de ceux qui visitaient notre place, il était un gardien de plus, un gardien sans identité ni visage. Un gardien du « Delta 14 » : c’est ainsi que l’on nomme, dans le jargon des entreprises privées de sécurité, les points de vigilance de cette commune. Je ne peux pas m’enlever de l’esprit son salut cordial. Son sourire plein de douceur me tire de mes rêves. Je le vois venir demander de l’eau chaude pour se faire le énième petit café grâce auquel il trompait les dures nuits d’hiver dans cette étroite cabane verte où il veillait. Là, sans doute, il a souffert de la solitude et du froid.

Nous avons appris sa mort assez tard. Un mois après. Nous ne nous étions même pas rendu compte qu’il n’était pas revenu, si distraits par nos vies repues, ignorants les histoires de tant de personnes que nous croisons sans les voir. Combien n’auraient-ils pas besoin d’un sourire comme le sien, combien, malgré les grilles, les alarmes et les chiens, ne parviennent pas à se protéger du pire des dangers, celui qui cause le plus de dommages : l’indifférence et l’absence de sens ? Don Benjamin saluait en offrant son sourire, surtout dans les heures les plus difficiles, au milieu de la nuit, celles durant lesquelles nous visitent les pires de nos monstres et de nos fantômes.

Sándor Márai, le grand romancier hongrois, a dit que les personnages qui l’émouvaient le plus étaient les êtres anonymes : tel qui trie le courrier à la poste, le garçon qui te sert un café, la dame qui nettoie les toilettes de l’hôtel après ton passage, en définitive, tous ceux qui font tourner le monde. La grande littérature russe – Dostoïevski, Gogol, Tchekhov – est pleine de ces figures. C’est Akaky Akakievich, le malheureux personnage du Manteau. C’est Benjamin Menares, le garde de nuit de notre place, scintillant comme une étoile de plus parmi des millions d’étoiles éteintes dans la nuit. Le monde changera quand ce seront eux qui feront les titres des journaux, non pas pour un scandale, une épopée ou un bêtisier : cela arrivera quand nous nous intéresserons en vérité à la lumière particulière qui émane de chacun d’eux. Si le monde ne s’écroule pas dans l’instant, c’est parce qu’il y a beaucoup de Benjamin Menares qui veillent sur lui – peut-être sans le savoir – dans leurs « Deltas » respectifs.

Il nous a tous été donné de veiller sur un petit bout du monde, là où il nous revient de naître et de demeurer. Mais nous ne sommes pas tous de bons gardiens, nous ne sourions pas tous comme lui au milieu de la nuit. Il est facile de sourire quand on veille sur son propre jardin, mais combien d’entre nous arborent un sourire dans le jardin et sur la place des autres ? Une fois que tu auras terminé de lire ces lignes, il est probable que Benjamin Menares n’existe jamais plus pour toi. Ce sera donc sa minute de gloire dans la colonne d’un quotidien et plus tard tu l’effaceras de l'inéluctable disque dur qu’est notre fragile mémoire. Et c’est ainsi que disparaît imperceptiblement de notre champ de vision si précaire tout l’infime et le crucial de tout cela qui tisse nos vies. Probablement, après quelques mois, son sourire ne me réclamera plus dans les interstices de mon fragile souvenir. C’est pour cela que j’inscris son nom sur cette page, comme on dresse une stèle de plus au bord de cette route qu’est la vie et que l’on croise chaque nuit à la vitesse de l’oubli.

 

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