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Gabrielle Mistral à tous les semeurs

Nous poursuivons notre lecture de ces petites proses [1] de Gabrielle Mistral (Prix Nobel de littérature en 1945) dans lesquels nous avons découvert que « Toute beauté de la terre peut être un pansement pour [nos] plaies. » (voir Gabrielle Mistral ou les entrailles maternelles). 

A un semeur

Sème sans regarder la terre où tombe le grain ; tu es perdu si tu consultes le visage des autres. Ton regard les invitant à te répondre, leur paraitra une invitation à te louer, et bien qu’ils soient d’accord avec ta vérité, ils te refuseront, par orgueil, la réponse. Donne ta parole, et poursuis tranquille, sans te retourner. Quand ils verront que tu t’es éloigné, ils recueilleront tes semis ; peut-être qu’ils les baiseront et les élèveront jusqu’à leur cœur.
Ne pose pas ton effigie repeinte sur ta doctrine. Elle éloignera l’amour des égoïstes. Or les égoïstes sont le monde.
Parle à tes frères dans la pénombre de l’après-midi, pour que s’efface ton visage, et couvre ta voix jusqu’à ce qu’elle se confonde à n’importe quelle autre voix. Fais-toi oublier, fais-toi oublier… Tu feras comme la branche qui ne conserve pas la trace des fruits qu’elle a laissé tomber.
Même les hommes les plus pratiques, ceux qui se disent le moins intéressés par les rêves, savent la valeur infinie d’un rêve et craignent d’exalter celui qui le rêva.
Tu feras comme le père qui pardonne à l’ennemi lorsqu’il le voit embrasser son fils.
Laisse-toi embrasser en ton rêve merveilleux de rédemption. Regarde-le en silence et souris…
Contente-toi de la joie sacrée d’offrir une pensée ; contente-toi de la solitaire et divine saveur de sa douceur infinie. C’est un mystère auquel assistent Dieu et ton âme. Cet immense témoignage ne te suffit-il pas ? Il sut, Il vit, Il n’oubliera pas.
Dieu aussi possède ce silence prudent, parce qu’il est le tout-puissant. Il a répandu ses créatures et la beauté des choses par les vallées et les collines. Viennent les amants des choses, ils les regardent, les touchent et s’enivrent, en posant la joue sur elles. Et ils ne le nomment jamais ! Il se tait, se tait toujours et sourit.

 

L’illusion

Ils ne t’ont rien volé ! La terre s’étend, verte, comme un large bras autour de toi, et le ciel existe sur ton front. Un homme qui marcherait dans le paysage te manque. Il y a un arbre, sur le chemin, un peuplier fin et trembleur. Compose avec lui sa silhouette. Il s’est arrêté pour se reposer ; il te regarde.
Ils ne t’ont rien volé ! Un nuage passe sur ton visage, long, doux, vif. Ferme les yeux. Le nuage est autour de tes yeux une accolade qui ne t’opprime ni ne te trouble. Maintenant une larme glisse sur ton visage. C’est un baiser tranquille.
Ils ne t’ont rien volé !

 


[1] Traductions originales de poèmes édités pour la première fois dans Gabriela Mistral en verso y en prosa, Antología, Real Academia Española, Perú 2010, p. 547-550.

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