Home > Cinéma, Théâtre > A propos du film « L’abri »

Lausanne, plein cœur de l’hiver. Le spectateur se retrouve tout à coup plongé dans un univers d’habitude invisible à ses yeux, aux côtés d’hommes et de femmes meurtris par le froid et qui cherchent un endroit où dormir au chaud. « L’Abri », nouveau film de Fernand Melgar, est une histoire de rencontres avec ceux qui luttent pour préserver leur dignité et leur humanité.

Point de départ : une expérience

« Ce sont les sujets qui me choisissent » dit Fernand Melgar, évoquant les rencontres avec les « fantômes de nos villes », les personnes de grande précarité qui l’ont marqué. Pas de sujet prémédité mais une réalité  qui l’interpelle. Il se dit être « un témoin privilégié qui cherche à questionner le réel pour donner matière à réfléchir »[1]. Il n’est pas là pour dénoncer ou critiquer, ni parler d’un concept mais souhaite que l’homme soit remis au centre.

Avant de prendre la caméra, Fernand Melgar a pris le temps de la rencontre. 6 mois durant, il a partagé le quotidien de ces migrants, gagnant petit à petit leur confiance. Puis pendant les nuits de l’hiver 2012-2013, accompagné seulement d’une assistante pour le son, il a pu recueillir images et témoignages.

Une histoire de rencontres

Fernand Melgar nous présente une réalité brute, celle de 300 personnes qui, chaque soir, cherchent un lieu où dormir au chaud à Lausanne. Celle des veilleurs de l’Abri (une des 3 structures d’accueil), qui devront faire un tri inhumain pour offrir un lit à 50 d’entre elles. Pour les autres, la nuit sera longue.

Mais ce qui ressort en premier, ce sont surtout des visages : le réalisateur réussit à entrer dans l’intimité des personnes, il leur donne un nom, une histoire. Il remplit ainsi son objectif de toujours aller « au-delà des apparences et des préjugés », pour changer de regard et « donner au public une perception différente de la réalité ». Dans « L’Abri », il explique avoir « envie qu’on ne voie plus des Roms, des Africains de l’Ouest ou des Maghrébins, mais des êtres humains en quête d’une solution pour trouver un lit pour la nuit ». [2]

Nous faisons ainsi connaissance avec Amadou, Sénégalais qui arrive d’Espagne où il travaillait depuis 2006. Aîné de sa fratrie, c’est lui qui soutient sa mère et sa famille. Or avec la crise, il a tout perdu et a décidé de remonter vers le Nord grâce à son permis européen. Il ne désire qu’une chose : travailler et gagner sa vie pour aider les siens. Mais depuis son arrivée il dort presque toutes les nuits dehors et ne mange qu’un repas par jour. Faute d’argent pour repartir, il est bloqué là. Nous sommes témoins de son appel hebdomadaire avec sa mère qui compte sur lui, témoins du poids qui pèse sur ses épaules et qu’il ne peut partager. Amadou reste debout, ne se révolte pas mais se donne entièrement. La souffrance prend un nom, s’incarne et Amadou se fait tout proche.

José, quant à lui, est veilleur depuis 9 ans. Il connaît chacun par son nom et se montre à la fois ferme et attentif, vivant avec conviction et plaçant l’homme avant la règle. « À l’Abri, il y a tellement de détresses mais aussi beaucoup d’amour, il n’y a pas un soir où je suis blasé » dit-il. Avec un grand naturel, il nous entraîne au cœur de relations très vraies. José soulève aussi la joie apportée par les enfants, qui « amènent un plus au niveau humain » dans ces vies difficiles. Julie, elle aussi veilleuse, définit sa mission comme étant maternelle, souhaitant veiller au bien-être de chacun : « C’est plus à nous de nous adapter à eux, car eux sont souvent bien incapables de s’adapter à nous et à nos règles. »

Au cœur de la vie

Fernand Melgar recueille comme des trésors les gestes de la vie quotidienne qui humanisent et redonnent à chacun sa dignité. Il nous présente ainsi ce vieil homme, très droit, qui prend le temps d’ôter son  bonnet et de bénir son repas, cet autre qui prend soin de border son lit méticuleusement.

Il y a aussi les veilleurs pour qui chaque nuit est un nouveau commencement et qui sont confrontés à des questions qu’ils doivent résoudre ensemble. Il n’y a pas de solution toute faite mais une attitude, celle de celui qui cherche le meilleur pour chacun.

La vie à l’Abri est également rythmée par les fêtes, tel ce Noël 2102 durant lequel les danses traditionnelles tziganes dévoilent le talent et la beauté des jeunes femmes emportées par la musique. Chacun est invité à cuisiner un plat festif. La joie et la fraternité l’emportent.

Les images sont belles et captent avec discrétion les instants de vie qui sont spontanés. Les personnes ne sont pas actrices, ne jouent pas un jeu mais se livrent en vérité avec tout ce qu’elles sont.

Une réalité qui dérange

Il n’est pas facile d’aborder de tels sujets, moins encore d’accepter qu’une telle réalité existe. Elle est d’ailleurs souvent occultée. Avec ce film d’une grande intensité, Fernand Melgar veut proposer un « cinéma de l’inquiétude » qui réveille nos consciences et nous amène à réfléchir sur notre société actuelle. Il veut donner la parole à ceux qui sont exclus et la sortie du film n’a pas été sans susciter de polémique.

Malgré le manque criant de places, « la ville de Lausanne a adopté l’argument de l’appel d’air qui pourrait compromettre son fragile équilibre » s’insurge Fernand Melgar. La ville refuse en effet d’ajouter des lits car cela risquerait d’attirer une population plus nombreuse et il manquerait toujours des places.

De plus, dans un contexte déjà tendu suite à la votation du 9 février dernier, la Confédération Helvétique craint l’image du pays que pourrait relayer ce film à l’étranger.  Sa diffusion internationale pourrait donc être entravée par un manque de soutien financier et logistique de la part de Présence Suisse (organe responsable de l’image de la Suisse à l’étranger). Pour Fernand Melgar, il s’agit d’une censure évidente de principe, Présence Suisse voulant diffuser des « œuvres au potentiel positif », imposant par conséquent une certaine forme de communication.

Conversion du regard

Au-delà du remous suscité par le film, le spectateur ne repart pas avec des chiffres, des statistiques ou encore une définition de la précarité mais le cœur empli de visages. Sans pouvoir apporter de solution miracle pour ceux qu’il a rencontrés durant cette heure et demie, il a le désir d’aller plus loin dans la rencontre de l’Autre, de changer son regard sur la personne qui tend la main, « des personnes qui pourraient être vous et moi » comme le souligne Fernand Melgar, et qui ont changé sa vie.

Aurélie Boquien 


[1] In dossier de réalisation du film : http://climage.ch/wp-content/uploads/2014/06/ABRI_Fernand-Melgar_doss-real_OFC.pdf
[2] In Entretien avec Fernand Melgar, http://climage.ch/films/labri/en-savoir-plus/

 

 

 

 

 

 

 

 

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