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Dossier Adrienne von Speyr (1) : Adrienne et Luther – 1/2

Il y a 500 ans, Luther rendait publiques ses fameuses 95 thèses, déclenchant, sans le savoir, une série d'événements qui conduisirent au schisme protestant. Cet anniversaire fait l'objet de nombreuses manifestations œcuméniques et on entend souvent louer comme une "richesse" et une "complémentarité" ce schisme qu'autrefois on condamnait comme une hérésie ayant gravement blessé le Corps du Christ. Qu'en est-il vraiment ? Que s'est-il passé il y a 500 ans ? Quelle était la motivation profonde de Luther ? Le protestantisme aujourd'hui est-il toujours une hérésie ? L'œcuménisme n'est-il rien de plus que la recherche du plus petit dénominateur commun, ou bien a-t-il une valeur positive, à même de panser, et peut-être de guérir, la blessure du schisme ?

Heureuse coïncidence ou clin d'oeil de la Providence, cet anniversaire coïncide à un mois près avec un autre anniversaire, qui nous aide à répondre à ces questions : les 50 ans de la mort de Adrienne von Speyr. 

Mystique Suisse qui s'est éteinte à Bâle le 17 septembre 1967, Adrienne von Speyr a en effet grandi dans une famille calviniste, et ce n'est qu'à l'âge de 38 ans, suite à sa rencontre avec le théologien Hans Urs von Balthasar, qu'elle est devenue catholique. Sa vie et ses écrits jettent une lumière unique sur les causes du schisme et ses conséquences, mais il y a plus : Balthasar lui reconnaissait un charisme particulier propre à guérir la blessure de cette division.

Si sa contribution extraordinaire à notre compréhension de la révélation chrétienne est largement reconnue (Jean-Paul II et Benoît XVI se sont à plusieurs reprises exprimés dans ce sens), ce que l'on sait moins c'est que ses apports les plus précieux se situent en des points où sa tradition protestante pénètre dans la tradition catholique… 

Adrienne n'ayant pas écrit de livre traitant directement de cette question, nous étudierons son apport à la réflexion sur le protestantisme sous trois angles différents : sa biographie, ses révélations sur Luther, et enfin, sa théologie. Nous pourrions résumer ainsi ces trois parties : 

  1. Les réflexions d’Adrienne sur son enfance manifestent son expérience d'un christianisme atrophié.
  2. Son portrait de Luther, qui lui fut révélé en extase et sous la direction de Balthasar, témoigne que l'origine du protestantisme n'est pas un désir de réforme mais un manque de foi.
  3. Adrienne nous montre cependant que certaines intuitions théologiques de Luther, ces intuitions que l'on a souvent considérées comme contraires à la foi (comme le Salut « par la foi seule » ou la « colère du Père » à la crucifixion) sont en réalité profondément justes et qu'elles ont toute leur place au sein de la vie et de la théologie de l'Eglise (cette partie sera publiée séparément). 

1/ L’enfance calviniste d’Adrienne von Speyr

Adrienne von Speyr naît en Suisse, à La-Chaux-de-Fonds, le 20 septembre 1902. Elle naît dans une famille de tradition calviniste et, si elle ressent très tôt les limites de son éducation religieuse, ce n'est qu’au moment de sa rencontre avec Hans Urs von Balthasar en 1940 qu'elle fera le pas de devenir catholique. 

Dans son autobiographie, elle revient à plusieurs reprises sur le sentiment d'insuffisance avec lequel elle a grandi. Ainsi cette observation, faite à la suite d'une communion du dimanche à l'église protestante : « Cela me rendit indiciblement malheureuse ; j'étais de plus en plus convaincue que quelque chose était faux, mais je ne voyais pas comment dépasser cela. Je concluais que cette "fausseté" devait venir de moi et je le mettais sur le compte de mon manque de préparation et de confiance. Lorsque je recevais la communion, c'était comme si j'avais reçu pour nourriture la peau sèche d'un fruit, mais que la chair en eût été enlevée. » Elle participe avec enthousiasme à l'école du Dimanche, mais à l'occasion elle n'hésite pas à argumenter avec le pasteur lors des cours de religion. Elle ressent en effet que « Dieu est autrement », il est « plus grand ». 

De sa lecture de l'évangile, elle a l'intuition que la personne de Marie est bien plus importante qu'on ne le lui enseigne, mais sa mère s'agace des questions d'Adrienne à son sujet et cherche à la décourager. Une autre image qu'emploie Adrienne pour traduire le sentiment que lui laisse le protestantisme, c'est celle du « Dieu sur l'étagère » : comme la précieuse réserve de bonbons perchée au sommet de la commode, ce Dieu est quelque chose que l'on vous montre de loin, mais que l'on ne peut toucher, atteindre ou goûter. Adrienne reçoit également très tôt un désir de la confession, et là encore il lui semble que le christianisme qu'on lui présente est un christianisme atrophié qui reste au niveau des idées… « Les protestants n'ont pas compris le sérieux ultime de l'Incarnation, le devenir-chair, écrira-t-elle des années plus tard. C'est pour cela qu'ils sont si souvent théoriques et spéculatifs ».

2/ Portrait de Luther par Adrienne von Speyr

Rappelons brièvement les faits. Les 95 thèses rendues publiques par Luther en Octobre 1517 concernaient les indulgences (rémission acquise sous conditions de la punition temporaire liée au péché, souvent caricaturée comme « réduction des années de purgatoire ») et le commerce dont elles faisaient alors l'objet. Dans l'intention de Luther, moine catholique allemand, cette initiative n'était pas, comme on l'imagine parfois en faisant une sorte de court-circuit historique, un acte de défiance envers l'Eglise, mais une manière habituelle dans les milieux académiques (Luther enseignait à l'université de Wittenberg) de lancer un débat de fond sur une pratique dont beaucoup percevaient bien qu'elle était contraire à l'Evangile. Rien d'exceptionnel en cela : Ecclesia semper reformanda, dit l'adage, « l'Eglise est toujours en cours de réforme ». Luther s'attendait certainement à ce que son initiative reçoive le soutien enthousiaste de Rome, mais à son étonnement ses thèses lui valurent au contraire de fortes oppositions de la part de nombreux cardinaux et du Pape lui-même : de fait, une part non-négligeable des bénéfices résultant de la vente des dites indulgences leur était destinée… Ne trouvant pas dans l'Eglise la mère dont il attendait le soutien, Luther décide de s'en éloigner pour se rapprocher du Christ. Les êtres humains, en conclut-il, sont trop corrompus pour que leur soit confié un rôle médiateur de la vérité divine, seule l'Ecriture Sainte (« Sola Scriptura ») peut infailliblement nous conduire à Dieu. C'est la proposition fondamentale du protestantisme.

Adrienne nous propose une lecture différente, ou plutôt un jugement plus profond sur les faits que nous venons de relater. Cette analyse repose sur un texte d’Adrienne extrait de son Livre des saints (dont nous reproduisons le passage en note [1]« Luther. Je vois sa prière qui au début est très pieuse, au fond, une bonne prière. Lui-même est animé d'un grand besoin de rester dans la … Continue reading ). L'évolution de Luther, de moine catholique à hérétique protestant se fait en trois étapes : souffrance, choix, théorie.

Souffrance

Au commencement il y a une souffrance réelle. : sa souffrance face au péché dans l'Eglise, le manque d'amour de la vérité et la corruption des hommes d'Eglise. Cependant, cette souffrance n'est en rien une nouveauté. L'Eglise est faite de pêcheurs depuis l'origine, et le Christ lui-même en était bien conscient, lui qui en a confié la garde (« Pais mes agneaux ! ») à un homme qui venait de le renier publiquement. Le péché sous toutes ses formes – l'amour déréglé de l'argent, le reniement, l'indifférence, etc. – est aussi ancien que l'Eglise elle-même, et le Christ sur la croix en a souffert plus que Luther ou plus qu'aucun chrétien n'en souffrira jamais : les coups de lance et les insultes de ses ennemis étaient sans doute beaucoup moins douloureux que ne le furent les trahisons, reniements, et lâchetés de ses amis. C'est au prix de cette souffrance que le Christ fonde l'Eglise, et qu'il la fonde, malgré tout le péché présent et futur de ses disciples. 

Choix

Cette souffrance, Luther aurait pu la vivre dans la foi, c'est à dire la recevoir pour ce qu'elle est : une participation à la souffrance du Christ, cette souffrance qui prit une forme si vive le jour où, se saisissant de cordes pour s'en servir de fouets, il se mit à chasser les vendeurs du Temple en s'écriant : « De la maison de mon Père, vous avez fait une maison de commerce! ». Mais au lieu de mettre sa souffrance dans la souffrance du Christ, Luther refuse de poser un acte de foi. Il regarde cette souffrance comme quelque chose qui lui appartient en propre, comme si c'était un fait nouveau dans l'histoire de l'Eglise, nouveau et donc justifiant des mesures nouvelles. Lui qui accusait des hommes d'Eglise de s'approprier, pour leur profit, des grâces qui n'appartiennent qu'à Dieu, tombe dans la même tentation : il s'approprie une souffrance qui ne lui appartient pas. Une souffrance aussi peut être un trésor que l'on garde jalousement. Au lieu de participer, par cette souffrance, à l'acte d'engendrement de l'Eglise par Jésus sur la croix, Luther choisit de retirer de son christianisme cette Eglise qui est une écharde dans sa chair. C'est alors qu'il devient « hérétique », du grec 'haeretikos' qui signifie « celui qui choisit ». L'hérésie n'est pas un acte de l'intelligence, c'est un acte de la volonté. L'hérétique, en effet, n'est pas celui qui fait une erreur théologique, même grave, c'est celui qui perçoit la vérité dans sa totalité, mais qui fait un choix parmi les articles de foi pour retirer ceux qui le dérangent. Se faisant, il se pose lui-même en critère de la vérité. 

Théorie

En se coupant de l'unité catholique, Luther, dans son aveuglement, imagine qu'il pourra néanmoins garder sa relation à Dieu. « Il essaie de s'accrocher à Dieu de toutes ses forces », écrit Adrienne. Mais bientôt, nous dit-elle, sa relation à Dieu, c'est à dire sa vie intérieure, sa charité et son espérance, commencent à se déssécher, comme une plante retirée de sa terre et qui vit quelques temps encore sur les ressources emmagasinées. C'est alors seulement, conclut-elle, que Luther entreprend la formulation théorique de sa « réforme », ce qui n'est au fond qu'une manière de justifier a posteriori, par des arguments théologiques, l'état de misère spirituelle dans lequel l'a plongé son refus de l'Eglise telle que le Christ l'a fondée. Cette formulation comprend notamment, l'état de corruption total (l'affirmation selon laquelle la subjectivité humaine est intégralement corrompue, Luther justifie ainsi son rejet de la médiation humaine) et le fameux principe « Sola Scriptura », qui désigne la Bible comme seule voie d'accès à Dieu (puisque, de fait, c'est tout ce qui lui reste). 

Le refus de la Croix

Le portrait spirituel de Luther par Adrienne révèle qu'à l'origine du protestantisme, il y a, non pas un désir de « réforme », mais un « scandale » au sens que Saint Paul donne à ce terme, c'est-à-dire, le refus de poser un acte de foi devant la croix. 

Au moment de sa première rencontre avec Hans Urs von Balthasar, Adrienne se trouve, depuis plusieurs années, dans un état de crise intérieure profonde, une crise qui l'a poussée jusqu'au bord du suicide. Elle est retenue, dans son élan vers Dieu, précisément par ce « noeud » hérité de Luther (ou, pour être plus exact, de nos premiers parents) : le refus de la croix. Cette crise est déclenchée par la mort précoce de son premier mari, Emil Durr. Sa mort lui est si inacceptable qu’Adrienne, chaque fois qu'elle essaie de prier le Notre Père, s'arrête au seuil de la seconde demande, qu'elle se trouve incapable de formuler : « Que ta volonté soit faite ». C'est Balthasar qui va dénouer ce noeud, non par une complexe introspection, mais simplement en tournant son regard vers sa Mère, en lui parlant de Marie. La deuxième demande du Notre Père, lui explique-t-il, est une parole mariale : « Qu'il me soit fait selon ta Parole ». Lorsqu'elle donne son assentiment à l'ange, Marie n'affirme pas qu'elle a en elle la force de faire tout ce que Dieu lui demande ou lui demandera à l'avenir, ce qui serait suprêmement présomptueux, mais elle s'abandonne entre les mains du Père avec une foi d'enfant qui « laisse faire ». Ce retournement de situation est une soudaine libération pour Adrienne, qui devient Catholique peu après. Marie est donc, paradoxalement, la clé de l'œcuménisme, en cela qu'elle seule peut dénouer le noeud de l'hérésie. La seule alternative à une foi qui « choisit » — et qui évacue la croix — c'est la foi de Marie qui « laisse faire » en s'abandonnant tout entière à la Providence, jusqu'au pied de la croix, dans une attitude de parfaite confiance en Dieu. 

(A suivre demain…)

 

Deuxième partie de l’article : Adrienne et Luther – 2/2.

References

References
1 « Luther. Je vois sa prière qui au début est très pieuse, au fond, une bonne prière. Lui-même est animé d'un grand besoin de rester dans la proximité de Dieu, et sa souffrance pour l'Eglise est une souffrance authentique. Il voit tous les manques et tous les défauts qui s'y sont introduits, et ce serait sa croix de porter ces défauts dans la simplicité de l'homme qui sait que Dieu est le gérant de la croix de chacun. Mais il n'est pas en mesure d'adapter sa croix à la Croix du Seigneur. Cela lui paraît soudainement comme une sorte d’ingérence; il lui semble qu'il y a une tentation dans cette pensée, et tout ce qui contribuerait à donner à sa croix son ultime authenticité – les attaques, les discussions vides, l'examen de profanations toujours nouvelles, l'examen de leur origine – se transforme maintenant, car il ne veut plus prendre sur lui la Croix du Seigneur, dans ces moments, il se sent étranger puisqu’il considère maintenant l'Eglise comme se trouvant en opposition au Seigneur. Il ne veut pas croire que lui-même ait à porter avec l'Eglise des choses que sa raison lui fait apparaître comme évitables. Et il devient ainsi désobéissant vis-à-vis de l’Eglise, pour devenir finalement, en deux phases, désobéissant vis-à-vis de Dieu. Au début, il pense pouvoir être désobéissant vis-à-vis de l'Eglise sans perdre la proximité de Dieu ; et quand il est chassé, il essaie de s'accrocher à Dieu de toutes ses forces. Mais, quand il remarque alors que cela ne va pas, il invente une nouvelle théologie qui fait apparaître l'attachement de l'homme comme inutile – parce que cela s'est avéré inutile pour lui – pour tout remettre à Dieu et à sa grâce. Malgré cela, sa prière devient une prière pressante ; elle est comme une insistance à l'intérieur d'une conversation depuis longtemps interrompue, un retour sur des choses dont l'interlocuteur ne veut plus rien savoir depuis longtemps. Dans le souvenir de la prière d’autrefois, il y a encore des heures où il s'imagine porté, et pourtant, c'est comme si, entre temps, il ressentait très bien l’aliénation et l’écart ». Adrienne von Speyr, Le Livres des Saints. Le Livre des Saints n'a pas encore été traduit en français. Il se trouve cependant en anglais, publié par Ignatius Press.
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2 Commentaires

  1. De Demo Marie-Claude

    C'est très habile et judicieux de votre part de nous"éclairer" sur la Réforme, au travers de l'expérience de cette femme extra-ordinaire qui est Adrienne von Speyer…mais permettez-moi de m'attarder sur ce pauvre moine allemand catholique qui souffre des déviances et des injustices au sein d'une Église , qui tarde à engager les réformes nécessaires.Ds un premier tps .Luther veut tirer un signal d'alarme et n'a nullement l'intention de s'éloigner de l'Église..J'ai beaucoup de "compassion" et" d'indulgence" pour ce moine qui a eu le courage de s'insurger contre les pratiques de l'Église de l'époque..mais d'après vous il a en quelque sorte perdu la foi et aurait dû souffrir en silence!Ce manque de foi serait l'origine du protestantisme..Personnellement, je pense que le manque d'écoute de l'Église à favoriser les différents mouvements religieux de ce temps-là qui ont fini par se détacher de Rome (Los von Rom) puis pour des raisons politiques les Princes s'en sont mêlés ..et s'en suivirent des guerres fratricides..j'ai hâte de lire la suite…car ne vous méprenez pas je vous rejoins sur d'autres points..Merci!