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Épidémie et mission de l’Église

Surgie durant le carême 1871, une épidémie de fièvre jaune frappa la ville de Buenos Aires et coûta la vie à de nombreuses personnes [1]de 14 000 à 20 000 personnes selon les estimations sur une ville qui en comptait 180 000 en 1871. Le rôle de l’Église y fut particulièrement crucial et sera même reconnu par l’opposition anticléricale de l’époque.

 

Rue de Buenos Aires – 1871

 

Ce n’était pourtant pas la première fois de son histoire que la ville de Santa Maria de los Buenos Ayres connaissait la fièvre jaune [2]1742, 1790 et 1858 : 250 malades et 150 morts. Le docteur Eduardo Wilde notait ainsi que : « trois fois la fièvre jaune a envahi cette ville et trois fois elle s’est limitée à un quartier, le mal s’en allant en peu de temps et sans grand effort de notre population indolente. » [3]E. WILDE, “Controversias sobre la epidemia de 1871”, en Tiempo perdido. Buenos Aires, 1878, Tomo I, 297 . En ce début d’année 1871, l’épidémie de fièvre jaune qui venait de toucher la ville frontière de Corrientes [4]Qui laissa 2 000 morts sur une population de 14 000 habitants paraissait éloignée et ne provoqua pas de mesure spéciale de la part des Autorités de la Capitale.

Le premier cas fut diagnostiqué dans le quartier de San Telmo le 27 janvier et, pour éviter toute panique, la nouvelle fut communiquée comme étant une atteinte de gastroentérite et d’inflammation des poumons. De fin janvier à début février les cas se multiplièrent et le 9 février la fièvre passa à un autre quartier. Une Commission municipale fut alors créée ainsi que des Commissions paroissiales dans les Églises des quartiers infectés. L’une des premières victimes fut d’ailleurs un prêtre, le père Antonio Domingo Fahy qui mourut de la fièvre jaune le 20 février. 

Des paroisses commencent à prier des neuvaines et à dire des Messes demandant la fin de la fièvre : « Le chapelain de Sainte Lucie invite à prier afin de demander la fin de la pluie et la disparition de l’épidémie dans la paroisse de San Telmo » peut-on lire dans le journal La Nación de l’époque [5]12 février 1871. Ce prêtre sera le futur Archevêque de Buenos Aires, Monseñor Mariano Antonio Espinoza . Ce qui ne manque pas de soulever de nombreuses critiques acerbes des ennemis de l’Eglise. Le 11 mars, un franc-maçon notoire, Mardoqueo Navarro note dans son journal : « 11 mars : le clergé fait des rogations et la peste des victimes (…) nous sommes sauvés ! le clergé catholique prend des mesures salvatrices en faveur du peuple (…) le troupeau mondain ne peut qu’admirer avec une extatique gratitude les représentants de Jésus sur terre. Ils nous ont sauvés ! » [6]Journal Le Républicain, 12 mars 1871. Le présent article est basé sur un article de JORGE IGNACIO GARCIA CUERVA intitulé « La Iglesia  en Buenos Aires durante la epidemia de fiebre amarilla de … Continue reading 

Ceci dit les paroisses n’organisent pas que des prières et commencent des collectes pour aider les victimes et les familles des victimes. Et le gouvernement demande à ces mêmes paroisses d’ouvrir leurs portes aux médecins pour qu’ils puissent y résider et se trouver plus proches des populations infectées. Les prêtres eux, vont visiter les malades pour leur administrer les Sacrements et éviter que les personnes meurent seules. Un journal anticlérical de l’époque le souligne ainsi :  « Dans cette époque si affligée qui est la nôtre, en ce moment où tous les cœurs sont si fortement secoués, n’est-ce  pas un abus que commettent ces messieurs les curés qui offrent le sacrement aux malades, avec cet accoutrement lugubre dont ils se revêtent, avec leurs lampes allumées en guise de procession, étant ce qui épouvante le plus le son de leur petite clochette ? » [7]Le Républicain, 25 mars 1871 

 

Manuel Argerich et José Roque Perez au pied d’une femme décédée pendant l’épidémie (tableau de Juan Manuel Blanes)

 

Lors des débats féroces sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat lors des années qui suivront, un fameux parlementaire, Guillermo Rawson dira pour défendre l’Eglise : 

« Mais nous avons vu aussi, messieurs, durant les heures sombres de la nuit, au milieu de cette solitude qui fait peur, cet homme vêtu de noir, marchant dans les rues désertes. C’était le prêtre qui allait apporter l’ultime parole de consolation au moribond. Soixante-sept prêtres tombèrent dans cette terrible lutte ; et je déclare que ceci est un grand honneur pour le clergé catholique de Buenos Aires. » [8]A. MARTINEZ, Escritos y discursos del doctor Guillermo Rawson, Buenos Aires, 1891, Tomo I, 45

Les prêtres sont aussi surchargés de tâches administratives car c’est eux qui doivent fournir les licences pour les sépultures. De fait, lors de cette épidémie de fièvre jaune l’Eglise agit sur plusieurs fronts : 

  • Les Messes et neuvaines contre la maladie. Saint Roch et le Précieux Sang sont particulièrement invoqués. Fin mars, les réunions publiques sont interdites afin de ne pas propager l’épidémie. La Semaine Sainte  est annulée le 31 mars par un décret de Mgr Aneiros [9]« Nous interdisons les réunions de plus de 20 personnes dans les petites églises (…) que les prêtres exhortent le peuple à sanctifier ces journées en redoublant d’efforts, sous la forme de … Continue reading . Tous les fidèles sont priés d’invoquer la Vierge Marie afin qu’elle intercède auprès de son Fils pour que s’éloigne le mauvais ange  qui dissémine la peste dans la ville [10]Voici une partie d’une prière qui est composée à cette époque : « Vierge Immaculée, Refuge des pécheurs, Consolatrice des affligés, espérance de ceux qui luttent, nous vous supplions de … Continue reading
  • L’administration des sacrements aux malades. Que personne ne meure sans le secours des Sacrements. 
  • La collecte de dons pour aider les familles. La mise à disposition de locaux qui seront transformés en lazarets et autres hôpitaux improvisés face à l’afflux sans cesse croissant de nouveaux malades. Alors que beaucoup ont fui la ville, l’Église reste sur place. 
  • La participation aux tâches du corps médical surtout après le décret du 31 mars qui cherche à lutter contre une épidémie qui redouble de violence. Les Sœurs dont les collèges ont dû être fermés partent pour aider dans les hôpitaux. Se distingueront tout particulièrement les religieux et religieuses de la famille de Saint Vincent de Paul.    

L’Église collabore aussi directement avec l’Etat en envoyant deux représentants [11]Le père José Domingo César et le père Patrick José Dillon, qui contractera la fièvre et reprendra son poste une fois guéri au sein de la Comisión Popular de Salubridad Pública qui prend en main la lutte contre la maladie le 13 mars 1871. A ce moment-là, la ville offre une image de désolation : partout il y a des gens abandonnés et sans ressources, des cris de désespérance devant les charrettes qui passent remplies de cadavres. Au plus fort de l’épidémie la ville comptera 500 morts en une seule journée. Il faut aussi lutter contre les foyers de propagation de la fièvre : toutes ces habitations agglutinées les unes aux autres, les fameux conventillos que la Municipalité fait incendier parfois devant ses propres habitants condamnés à la rue. Ceux qui les accueilleront seront les curés de paroisses qui organisent alors la charité, parfois en les logeant provisoirement dans leurs propres églises ou en demandant aux paroissiens de leur faire de la place chez eux.  

Le 27 avril on compte 49 prêtres décédés, diocésains et religieux. Même l’anticlérical Navarro reconnaît : « Le clergé : durant l’époque de l’épidémie, lui ont payé son tribut; 49 prêtres du clergé de Buenos Aires ; tous sont tombés en faisant leur devoir. » [12]Le Républicain, 27 avril 1871

On peut comparer ce chiffre avec les autres groupes atteints : 12 médecins, 2 praticiens, 4 membres de la Comisión Popular et 24 membres du Consejo de Higiene Publica. Le clergé fut le groupe qui compte donc le plus de victimes. Le journal Boletin de la Epidemia en avril 1871 parle ainsi d’eux : « Aujourd’hui on va écrire deux lignes en hommage aux prêtres qui avec un héroïsme évangélique exercent en ce moment les fonctions de leur ministère. Le prêtre entre aujourd’hui aux côtés du malade quand la main du médecin l’abandonne, ne pouvant plus le sauver, le laissant en ce moment remis à la miséricorde du Créateur. C’est au moment où le malade offre un risque plus grand de contaminer du mal terrible qui l’envoie à la tombe, c’est à ce moment-là que le médecin de l’âme le reçoit pour bien le remettre à Dieu » 

Les Congrégations religieuses n’ont pas été en reste spécialement les Congrégations féminines. Navarro leur rend d’ailleurs aussi un bel hommage : « 3 avril. Surgit l’idée de vider la ville. Sœurs de la charité, Saintes Femmes ! » [13]Op. Cit. de Navarro Mardoqueo . Les Sœurs en effet (ici Navarro parle des Sœurs de St Vincent de Paul) lorsque leurs collèges ont été fermés, sont parties aider dans les hôpitaux, spécialement l’Hospital General de Hombres et l’Hospital Francés. Elles aussi paieront un lourd tribut à la maladie. Certaines, à peine arrivées de France le 17 avril sont envoyées dans les lazarets [14]Sept y perdront la vie : sœur Marie Joséphine Goulart, sœur Baptistine Pelloux, sœur marie Thiriet, sœur Hermance Delatre, sœur Marie Pajot, sœur marie Doolin, sœur Anne Dufour . Tous les Jésuites aussi, une fois les cours suspendus, partent secourir les victimes de la fièvre [15]Tomberont les pères Jordan, Del Val, Saderra, Sanfuentes, Ramon Riera, Zeitlmayer… .  Il y a aussi les Sœurs Irlandaises (et leur Hospital Irlandés), les Franciscains qui perdront aussi de nombreux frailes… bref, très nombreux furent ceux qui restèrent sur la brèche au moment où tant d’autres personnes quittaient la ville. 

 

Lazareto, lors de l’épidémie

 

Il convient aussi de noter le grand rôle des associations laïques, notamment la Sociedad de Beneficiencia, les Conférences de Saint Vincent de Paul et le Tiers ordre franciscain. Sous la forme de volontariat dès les débuts de la fièvre jaune, de nombreux laïcs proposent leur service : pour travailler dans les lazarets, comme brancardiers, aide-soignant, pour accompagner les prêtres, les soulager de leur tâche administrative, recueillir des fonds. 

Au début du mois de juin le nombre de morts diminue considérablement. Le 2 juin, on ne dénombre qu’une seule victime et durant tout le mois pas plus de 4 morts par jour. La population commence à comprendre que l’épidémie a disparu et la vie quotidienne se normalise. Les prêtres reprennent leurs activités paroissiales car ils n’ont plus à aller par monts et par vaux pour visiter les malades. Les médecins quittent les maisons paroissiales, de nouveau on peut organiser des célébrations publiques et donc le décret du 31 mars est révoqué. De très nombreuses Messes et funérailles seront alors organisées afin de prier pour les victimes de la peste jaune. Le 11 juin un grand Te Deum final est célébré sur la Plaza de la Victoria. Afin d’éviter de trop grands conglomérats de foule susceptible de faire resurgir l’épidémie, la Municipalité décide qu’il y aura uniquement une seule et grande cérémonie de funérailles pour toutes les victimes.  

A juste titre, l’Eglise peut être fière de compter parmi ses enfants tant d’hommes et de femmes, religieux, prêtres ou laïcs qui ont servi et accompagné les malades, jusque dans leurs derniers moments. Sans les abandonner et surmontant la peur de la contagion. Ils savaient très bien ce qu’ils faisaient en entrant dans ces lieux fermés où l’ambiance était propice aux moustiques transmetteurs de la fièvre. Lorsque beaucoup de personnes ont fui, eux sont restés, tel le Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. 

   

References

References
1 de 14 000 à 20 000 personnes selon les estimations sur une ville qui en comptait 180 000 en 1871
2 1742, 1790 et 1858 : 250 malades et 150 morts
3 E. WILDE, “Controversias sobre la epidemia de 1871”, en Tiempo perdido. Buenos Aires, 1878, Tomo I, 297
4 Qui laissa 2 000 morts sur une population de 14 000 habitants
5 12 février 1871. Ce prêtre sera le futur Archevêque de Buenos Aires, Monseñor Mariano Antonio Espinoza
6 Journal Le Républicain, 12 mars 1871. Le présent article est basé sur un article de JORGE IGNACIO GARCIA CUERVA intitulé « La Iglesia  en Buenos Aires durante la epidemia de fiebre amarilla de 1871 », Revista Teologia de la UCA, Tomo XL, n.82, 2003, p. 115-147. Toutes les références viennent de cet article
7 Le Républicain, 25 mars 1871
8 A. MARTINEZ, Escritos y discursos del doctor Guillermo Rawson, Buenos Aires, 1891, Tomo I, 45
9 « Nous interdisons les réunions de plus de 20 personnes dans les petites églises (…) que les prêtres exhortent le peuple à sanctifier ces journées en redoublant d’efforts, sous la forme de la prière privée, des sacrements, la lecture de la passion de notre Seigneur et par d’autres œuvres de charité autant qu’ils le peuvent »
10 Voici une partie d’une prière qui est composée à cette époque : « Vierge Immaculée, Refuge des pécheurs, Consolatrice des affligés, espérance de ceux qui luttent, nous vous supplions de tout notre cœur contrit et humilié, intercédez au-devant du Dieu des Miséricordes, qui ne désire pas la mort sinon la conversion de nous autres pauvres pécheurs, afin qu’il daigne regarder avec compassion et clémence l’affliction de son peuple
11 Le père José Domingo César et le père Patrick José Dillon, qui contractera la fièvre et reprendra son poste une fois guéri
12 Le Républicain, 27 avril 1871
13 Op. Cit. de Navarro Mardoqueo
14 Sept y perdront la vie : sœur Marie Joséphine Goulart, sœur Baptistine Pelloux, sœur marie Thiriet, sœur Hermance Delatre, sœur Marie Pajot, sœur marie Doolin, sœur Anne Dufour
15 Tomberont les pères Jordan, Del Val, Saderra, Sanfuentes, Ramon Riera, Zeitlmayer…
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