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Dialogue de l’Ombre et de la Lumière

De boue et d’Or, la gloire et la croix, l’ombre et la lumière…notre vie est emplit de ces paradoxes qui nous ouvrent au mystère. Regard partagé par Hermine Pillet.

 

La splendeur de l’ombre. © Hermine Pillet

 

L’Ombre :

Maudit soit le jour qui m’a vue naître m’emprisonnant éternellement dans ces ténèbres obscures et froides, me condamnant a retenir en mon sein l’étendue sans fin de la détresse humaine. Pourquoi suis-je rejetée, méprisée, sans cesse écrasée par une indifférence cruelle ? Tous ceux que j’approche fuient de dégoût en m’apercevant !

Que ne suis-je Lumière pour contenir, moi-aussi, un peu de Beauté ? Mes entrailles résonnent de cris de tourment, d’angoisse et de frayeur. Ceux que je couvre de mon ombre sont ceux dont la laideur effraie. Abîme de pauvreté, d’horreur et de puanteur, je me déteste moi-même. Celui qui m’a faite ombre, sûrement, ne m’aime pas ! Comme tous ceux, hommes ou objets que je renferme. Créatures immondes comme moi. Condamnée à me tenir à l’écart, je déverse un torrent de larmes de désarroi et de tourment. 

Qui es-tu, toi qui me regardes ? Ne devines-tu pas l’atrocité de mon visage défiguré ? Veux-tu m’humilier davantage et d’un air narquois, écraser de ton talon vengeur, mes ruines déjà calcinées ? 

La Lumière :

Je suis Lumière. Je te contemple. Pourquoi ces larmes amères qui creusent tes joues de leur profonds sillons ? 

 

Photo : © Hermine Pillet

L’Ombre :

Me contempler ! Te moques-tu de moi ? Quel but vicieux poursuis-tu ? Il n’y a rien en moi que l’on puisse admirer, tu dois le savoir ! Va t’en et ne cherches pas davantage à m’humilier de ta triomphante beauté !

La Lumière :

Pourquoi dis-tu cela ? Je désire seulement te regarder.

L’Ombre :

Personne ne me regarde. La solitude qui m’engloutit n’est que la juste récompense de cette monstruosité que j’incarne. Ne le sais-tu donc pas ? 

La Lumière :

Qui t’a dit cela ? Pourquoi le crois-tu ? 

L’Ombre :

Je n’ai pas besoin de le croire ! Regarde-moi : mes ténèbres sont un gouffre où s’ensevelissent pêle-mêle faiblesse et laideur, vice et souffrance. Mon air est lourd, vicié, irrespirable et conduit à la mort. je ne suis que le réceptacle de l’épuisante agonie solitaire de ceux qui n’ont pas mérité la lumière. 

 

Photo : © Hermine Pillet

La Lumière :

Ne dis-pas cela. Moi, j’ai besoin de toi.

L’Ombre :

Que dis-tu ?

La Lumière :

Ta présence m’est indispensable, car sans toi qui pourrait distinguer la lumière de l’obscurité ? Sans toi je ne serais que le soleil torride du zénith, écrasant de mes bras accablants la moindre parcelle d’ombre et de fraîcheur. Ma lumière serait aveuglante, insupportable et je ne provoquerais que soif et sécheresse. Maudite par toutes les créatures, je serais affreusement seule car, qui donc pourrait m’appeler par mon nom si tu n’existais pas ? Ma beauté dépend de ta propre existence, le comprends-tu ? 

L’Ombre :

Ma souffrance est donc le prix a payer pour que tu inondes le monde de ta splendide clarté ? Seule sa noirceur charbonneuse donne de l’éclat à chacun de tes rayons ? 

La Lumière :

Oui, c’est pour cela que je te contemple.

L’Ombre :

Ce que tu contemples ce n’est que toi. En moi il n’existe aucune beauté qui soit belle pour elle-même.

 

Photo : © Hermine Pillet

La Lumière :

Tu te trompes ! Si je te contemple, c’est que tu renfermes en toi une splendeur que tu ignores ; celle de la faiblesse. cette douloureuse détresse, cette souffrance vive, cette pauvreté misérable que tu déplores, sont parées du charme du mystère et toi seule peut en révéler la beauté. Ces réalités ne sont pas monstrueuses comme tu le penses. Seulement elles contiennent une fragilité qui, exposée à une lumière trop vive, trop crue, perdrait toute sa saveur, comme une fleur qui se fane. Toute la faiblesse s’est réfugiée à l’ombre de tes ailes car ce n’est qu’en cet endroit précis qu’elle peut dévoiler la beauté de son mystère, trop grand et trop sensible pour être exposé au grand jour. Protégés par le secret de ton silence, enveloppés d’une ombre bienveillante, ces humbles mystères, indigents et nus, peuvent éclore sans crainte d’être piétinés.

L’Ombre :

Alors, je suis belle moi-aussi ?

La Lumière :

Ce petit enfant raillé et traîné dans la boue; cette femme aux traits émaciés, battue et humiliée; cet homme noyé dans la solitude; tous se sont réfugiés au cœur de tes ténèbres, car ici la maigre flamme de leur espérance et la dernière lueur de leur humanité peuvent luire sans crainte d’être terrassées par la violente lumière du monde. Tout ce qui est infime, dérisoire, abîmé, chancelant, vide ou délavé, tu le recueilles pour qu’aux reflets suaves de ton ombre, il retrouve la douce magnificence de toute créature aimée. Respectée. Contemplée.

Oui, Ombre tu es belle.

Photo : © Hermine Pillet

L’Ombre :

Depuis quand, Lumière, me regardes-tu ?

La Lumière :

Depuis le matin du monde, j’ai posé sur toi mon regard. Dès l’aurore, je déploie timidement ma clarté de peur de te chasser trop brusquement. Car lorsque je m’approche trop près de toi, tu disparais. Là où je pose le pied, tu n’es plus. Pour te voir il me faut beaucoup d’humilité et de tendresse. J’approche un de mes traits fins lorsque tu dors, au fond d’une remise, dans la chaleur étouffante de l’après-midi. Je traverse avec précaution le feuillage des arbres sous lesquels tu te reposes. Je me faufile dans d’obliques rayons, pour mieux te voir couvrir la terre. Et lorsque je descend sur l’horizon, je fais durer ma clarté rougeoyante pour t’approcher dans ce crépuscule où personne ne parvient à nous distinguer l’une de l’autre. La nuit, quand tu règnes en maître, je me cache dans la pâle clarté des astres pour contempler l’immensité calme de ton domaine. Depuis toujours, je te contemple, sans trop m’approcher pour ne pas te faire souffrir.

L’Ombre pleure sans bruit.

La Lumière :

Oui, je te regarde sans cesse, parce que je t’aime.

 

Photo : © Hermine Pillet

L’Ombre :

Reviendras-tu me visiter ?

La Lumière :

Non, je ne le puis.

L’Ombre :

Comment pourrai-je vivre alors ? J’ai besoin, moi aussi, de ta présence, pour illuminer la noirceur de ma nuit !

La Lumière :

Je serai là.

Tu m’apercevras, scintillant dans le lointain, au-delà de tes frontières. Je serai là. dans le reflet doré d’une goutte d’eau; dans la lueur diaphane d’une feuille tout juste née; dans le miroitement d’un parquet poussiéreux, impassible dans la fraîcheur du soir. Je ne t’abandonnerai pas. je percerai la monotonie de ta noirceur de touches mordorées, infimes mais profondément brillantes, et tu sauras que je suis avec toi. 

Courage, belle Ombre ! Inonde le monde de ta splendeur.

Photo : © Hermine Pillet

 

Ce soir-là, les longues ombres qui annoncent la nuit avaient un visage nouveau. Un imperceptible sourire qui recouvrit le monde endormi.

 

 

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