de Malenka 1er août 2011
Pour l’ouverture de la soixante-cinquième édition du Festival d’Avignon, Boris Charmatz, danseur et chorégraphe du tout nouveau « musée de la danse » à Rennes, a mis en scène vingt-sept enfants et neuf danseurs professionnels, dont la jubilation avait de quoi désarmer bien des polémiqueurs.
Levée des conflits/Boris Charmatz Par olislaeger
Le spectacle commence à vingt-deux heures, l’air est doux, la nuit claire, le palais magistral ; mais l’excitation est désagréable. Tant de pression et d’attente ont précédé la danse – ça parle dans les rangs, personne n’est ici sans savoir, personne ici n’est enfant.
On rappelle aux gens pour les téléphones, on laisse un peu parler la nuit et les machinations s’ébranlent, animant trois corps de danseurs adultes : la pièce s’inspire de la poésie nocturne des grues gigantesques transportant des morceaux de scène par-delà les murs du Palais. Les corps dessinent des formes inattendues et sont étonnamment dociles dans les mains de machines quasi personnifiées : la grue est capricieuse, elle nous fait rire non sans tristesse devant cette tendre complicité qu’on ne voit qu’au spectacle, entre un géant de fer et l’âme humaine.
Vingt-sept petits danseurs amateurs entrent l’un après l’autre dans le bruit finissant des machines et se livrent d’eux-mêmes aux neufs danseurs adultes. Corps inertes aux yeux clos, ils s’offrent à leur merci sous le regard angoissé du public : nous ne pouvons rien faire devant les caprices des grands. Ils s’emparent de l’enfant, lui cachent les yeux, lui bouchent les oreilles, se repentent soudain pour jouer, le couvrir de caresses, lui apprendre à marcher. Les cartes se brouillent et rappellent tant d’expériences vécues : impuissance à laquelle on ne se fait jamais, angoisse de revoir la détresse d’un enfant, bouleversement d’être parfois témoin de la caresse d’un parent repenti.
Arrive le joueur d’Hamelin, les enfants font mine de se laisser berner jusqu’à ce qu’Abel comme une flèche, petit danseur de la troupe, dessine un large cercle sur le plateau géant. Aussitôt la magie s’inverse et dans une course folle, il n’y a plus d’adultes et d’enfants, il y a des petits et des grands gamins qui tournoient et rigolent et sautent et s’amusent et dansent pour eux-mêmes et courent encore, et sautent de nouveau. La joie fait son entrée, cette joie crue de l’enfant qui ne se comprend pas. « L’idée que je me fais de l’innocence, c’est à des soirs semblables que je la dois. Et ces êtres chargés de violence, j’apprends à ne plus les séparer du ciel où leurs désirs tournoient[1]. »
Enfance et Polémique
La présentation d’Enfant sur la scène la plus prestigieuse d’Avignon, la cour d’Honneur du Palais des Papes, éclot comme chaque année, au cœur d’un déchirement entre les mille cent cinquante trois spectacles du Festival Off et la programmation officielle et très sélectionnée du Festival In. Comme toujours à Avignon, gazettes, comptoirs, gens du spectacle et vacanciers, débattent interminablement sur le scandale d’une politique culturelle ultra friquée, barricadée dans sa cour d’Honneur, qui trompe l’esprit de Jean Vilar et de son Théâtre National Populaire. Cette année on le sait, les polémiques habituelles ont été attisées par la déclaration de Luchini au Figaro, accusant le Festival In d’être trop élitiste, intellectuel et sectaire.
La rue aussi nourrit les controverses en soulignant les fractures. Alors que la longue file pour Enfant piétine dans le jour qui se meurt, Philippe, animateur de rue, s’approprie le public très huppé de la cour d’Honneur et improvise devant lui un dialogue avec le Palais. Frêle et gesticulant devant l’immense façade, il mime son mépris et clôt son entretien par un bras d’honneur magistral – les passants sont hilares et d’autres un peu vexés. Expérience de rires et de larmes comme il y en a tant au Festival, qui lui dira qu’hier, c’étaient les mêmes rires, les mêmes larmes de l’autre côté des murs imposants ? Devant Enfant et la joie des danseurs, la polémique perd tout son sens – le propos ne tient pas devant l’expérience, la classification non plus. Spectateurs privilégiés de la cours d’Honneur, festivaliers collés-serrés dans un garage du Off ou passants tordus de rire devant les acrobates au chapeau, nous communions au même bouleversement des êtres. Pourquoi faut-il débattre à tous prix, épiloguer devant la joie offerte ? Pourquoi jauger les tentatives, mépriser ceux qui cherchent, tuer la nouveauté ? Comment la joie du saltimbanque peut-elle exclure – et vice-versa – la possibilité d’une joie pareillement authentique devant les scènes du In ?
La joie du spectacle unifie au-delà de nos humaines séparations.
Enfance et joie
Pour celui qui fait l’expérience de cette joie, l’incompréhension est la même devant celui qui part bruyamment au milieu du spectacle de Boris, que devant la dame un peu forte qui s’endort sur le rang d’à côté lors d’un époustouflant Flamenco sur une mini scène du Off. Certes, le geste du premier s’accompagne d’un goût de polémique et le manifeste en claquant du talon, tandis que la belle endormie pense peut-être au feuilleton de TF1 qui passait ce soir-là. Dans les deux cas et pour nous autres, spectateurs émerveillés, l’indifférence ou l’insensibilité de nos voisins de tribune nous rend jaloux de ce cœur d’enfant que nous avons su préserver et reconnaissants envers la vie qui nous a éduqué à ce bouleversement.
Certes, ce même esprit d’enfance ne parvient pas à comprendre pourquoi Boris Charmatz lui-même, après une telle expérience, n’a pas réussi à sauver sa peau. A chaque interview, c’est le même propos très conceptuel, les mêmes clichés, les mêmes idées que partout – pas de rapport entre l’expérience charnelle d’Enfant et toute cette production de mots qui la nimbe. Mais est-ce la faute à Boris ? Dans les flots d’interviews produites à l’occasion, aucun journaliste ne s’intéresse à l’expérience : ils traquent le concept, ils brassent de l’idée. Et pourtant, la joie des danseurs est tellement authentique qu’elle s’appuie forcément sur une expérience très incarnée dans la relation, dans le travail commun, dans le temps passé ensemble.
A la sortie du spectacle, c’est de cela qu’il faut que nous parlions, de cette matière vivante, de la chair qui crée l’œuvre – ce que fait intuitivement Jean-Paul, dont deux enfants tournoient sur scène, quand il raconte la complicité des deux Matthieu, l’enfant et le danseur, qui leur a fait oser par amitié et par jeu, des prouesses que deux professionnels ne se seraient pas permis. « Les enfants sont heureux » dit-il ; et cette autre maman, les yeux humides de reconnaissance : « C’était pour ma fille une expérience inoubliable. »
Enfant se passerait bien d’idées car la pensée de Boris se livre d’elle-même au travers d’une double expérience : celle du don de la joie sur le temps court de spectacle, portée par celle d’une amitié entre vingt-sept enfants, neuf danseurs professionnels et un chorégraphe. La proposition d’Enfant est en cela peut-être la plus populaire de l’histoire du festival car elle nous invite tous à l’expression : publics, professionnels et amateurs, sans exclusion aucune. D’ailleurs, on dit que Boris ne s’est pas résolu à auditionner les petits danseurs, il a choisi les vingt-sept enfants qui se sont présentés. Voilà l’héritier de Jean Vilar : celui qui nous veut tous sur scène, celui qui joue à la dinette dans la cours d’Honneur du Palais, celui qui regarde son fils danser en apprenant de lui la justesse du mouvement. On s’en fout de son école d’art, de son musée de la danse, de ses idées confuses, la seule chose qu’on aimerait comprendre est : comment parvient-il à créer une telle densité de joie sur scène ? Pourquoi sont-ils heureux, ces enfants quand ils dansent ? Qu’est-ce que cette expérience a bouleversé en eux ?
[1] Camus, Noces, « L’été à Alger », Folio, 1998, p. 41
Pour situer la polémique, voici un article du Nouvel Obs