De Pierre-Marie Tiberghien.
Nous sommes à la fin de l'année 1971. Dans un petit local glacial du camp de Zhangjiako, aux confins de la Chine Populaire, une vingtaine de jeunes sont réunis autour d'un piano. Au cœur de ce camp de rééducation, Zhu Xiao Mei, jeune étudiante du Conservatoire donne un concert clandestin. Au programme : Tchaïkovsky, Rachmaninov et Dvorak. « Le dernier accord posé, je regarde autour de moi. Les visages expriment une émotion mal contenue. Sur chacun d'eux, on lit les mêmes questions : pourquoi sommes-nous privés d'avenir ? Qu'avons-nous fait pour être parqués ici sans avoir le droit d'exercer notre métier ?… Notre situation nous est maintenant insupportable. »
Cette « rage » que Zhu Xiao Mei ressent en ce soir d'hiver, avec ses compagnons rassemblés autour de son piano, a mis bien du temps à éclore.
Zhu Xiao Mei est née en 1949 dans une famille originaire de Shanghai, une famille cultivée, de « mauvaise origine » comme le déclare le régime communiste : c'est-à-dire bourgeoise. Dans l'unique pièce de leur appartement collectif trône celui qui sera le compagnon de sa vie : un piano. Sa mère le lui enseigne alors qu'elle n'a que quelques années. Plus tard, elle entre au Conservatoire de Pékin, mais alors qu'elle commence à montrer un vrai talent, survient Le Grand Bond en Avant décrété par Mao et surtout, quelques années après, c'est la Révolution culturelle qui s'attaque de manière impitoyable à toute forme de culture autre que populaire ou provenant de Madame Mao. Le conservatoire se transforme en camp politique où le petit livre rouge de Mao a remplacé les partitions de Bach ou de Beethoven : on ne joue plus de musique. Les professeurs sont humiliés et poussés au suicide.
Zhu Xiao Mei, comme tous les jeunes de son âge, est une maoiste convaincue. A l'instar de ses compagnons, elle révère Mao qu'elle considière infaillible. A force d'embrigadement et de séances d'autocritique, elle en finit par rejeter cela même qui la faisait vivre, ce qui l'animait, l'attirait tant : la musique.
Alors que Zhu Xiao Mei a à peine 19 ans, l'âge où elle devrait commencer sa carrière, elle est envoyée en camp de rééducation avec bon nombre de ses compagnons des écoles d'Art et de musique. Elle y passera 8 ans… les années de sa jeunesse, « volées », comme elle l'écrira. Ces années de camp sont des années de souffrance physique (travail forcé, manque de nourriture, manque d'hygiène) et de solitude – il est impossible de nouer des amitiés en raison du climat de suspicion qui règne et se manifeste dans les séances d'autocritique quotidiennes.
Mais ce n'est qu'au bout de plusieurs années que Zhu Xiao Mei commence à douter du régime. Elle ressent à nouveau le désir de jouer. Son cœur s'ouvre à nouveau. Elle fugue pour aller retrouver sa famille. Revenue au camp, elle prend de gros risques pour faire venir son piano de manière clandestine. La musique la ressuscite. « La musique m'a sauvée », dira-t-elle. Elle a retrouvé le chemin de son cœur. Elle peut regarder en face son père qu'elle avait fini par haïr car il était d'origine bourgeoise. Elle pleure sur le destin de sa grand-mère, morte dans la misère et qu'elle a méprisé par idéologie.
Libérée du camp, elle retrouve son ancien professeur Pan Yiming, ce maître qui lui a donné le goût de l'exigence et qui lui a appris à entrer dans la musique – il lui fait fermer les yeux en jouant pour intérioriser davantage le mouvement musical. En Chine, cependant, son avenir est bouché et elle doit prendre le chemin de l'exil : Hong Kong puis les Etats-Unis et enfin la France où elle finira par s'installer.
Dans un moment de doute, alors qu'elle a dû quitter la France en raison de problèmes administratifs, elle découvre les Variations Goldberg de Bach : « J'ai fait la rencontre musicale de ma vie. Les Variations Goldberg remplissent désormais toute mon existence. Il y a tout, dans cette musique, elle suffit à vivre… ». La trentième variation la touche particulièrement : « Plus je la travaille, plus elle me bouleverse. Bach, en mêlant deux chansons populaires à la basse formant l'ossature des variations, atteint les sommets de son art : le profane donne naissance au sacré ; le contrepoint le plus savant à la plus grande simplicité. »
C'est justement son interprétation des Goldberg et un premier enregistrement qui la feront connaître. Peu à peu, elle donne concert sur concert en France et dans de nombreux pays. Elle aura aussi l'occasion de rentrer plusieurs fois en Chine pour revoir sa famille et ces amis qui avaient partagé son sort dans les camps de Mao, et qui, pour beaucoup, ont été tellement brisés intérieurement qu'ils ont lâché la musique pour se lancer dans des activités plus lucratives.
Ce n'est qu'en 2007, après une longue réflexion, qu'elle racontera son long chemin dans un livre bouleversant : « La Rivière et son Secret, des camps de Mao à Jean-Sébastien Bach ». Elle est aujourd'hui professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et de danse de Paris.
Un extrait vidéo des Variations Goldberg interprétées par Zhu Xiao Mei :