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Lettre à une femme d’exception

d'Isabelle Guerrera   

« L’aide véritable n’est autre que l’amour » : dans cette lettre très intime à sa maman, Isabelle Guerrera, atteinte de sclérose latérale amyotrophique, nous livre ce qui fait sa force dans la maladie et lui donne envie de vivre chaque jour.


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Une mère est toujours exceptionnelle, je vous l’accorde. Mais peut-être que la mienne l’est un peu plus que les autres ?

Maman,

C’est le 12 octobre 1934, qu'Angelo et Mariangela ont le plaisir d’annoncer la naissance de leur 12ème enfant : Assunta. Quel joli prénom. Il signifie « assomption ». C’est en rapport avec la religion, et je trouve que ça représente ta vie. C’est un peu comme l’escalade d’un sommet. Toi tu es celle qui le gravit. Tu rencontres des obstacles mais tu continues. Dans cette lettre que je t’adresse, je voudrais te dire ce que tu représentes à mes yeux.

Le sentiment principal que j’ai envers toi c’est l’admiration. A tout point de vue. Il y a ton caractère, rien ne te démonte. Battante, brillante, optimiste, butée, orgueilleuse, ce ne sont là que quelques adjectifs qui te caractérisent.

Il y a ta beauté. Cheveux châtain foncé, yeux verts, mensurations qui feraient pâlir plus d’une minette. D’ailleurs encore ce soir, tu as dit ton âge, et la dame en face de toi, a failli tomber à la renverse. Elle t’en donnait carrément 20 de moins.

Il y a ton savoir-faire. La cuisine, la couture, le repassage, le jardinage, la décoration etc, etc… Tout ce que tu touches se transforme en beauté et harmonie.

Il paraît que l’on choisit ses parents. Je vais finir par y croire. Ces vingt dernières années ont été très pénibles pour nous. Mais grâce à toi, j’ai réussi à tout surmonter. Sensible je le suis c’est vrai. Mais au fond je suis ta fille. Un jour une femme m’a dit : "Les neuf premières années de ta vie ont été merveilleuses, et c’est ton arme pour toute la suite de ton existence."

C’est exact. Mais je crois que les 29 années parcourues à tes côtés sont encore plus précieuses que ces 9 années de bonheur sans nuages.

En fait, en faisant le compte rendu de ce qui suit, on peut dire que tu es une sorte d’idole à mes yeux. Cela peut être dangereux. Tu t’en rends compte d’ailleurs, et moi aussi. Tu voudrais me voir voler de mes propres ailes, me voir heureuse. Ça viendra, ne t’inquiète pas. Mais chaque chose en son temps. Pour le moment tu es une source d’énergie pour moi. Les années passent, et je voudrais inverser les rôles. C’est sans succès pour l’instant. Mais la roue tourne.

Tu voulais donner ta vie à Dieu en rentrant dans les ordres. On t’en a empêchée. Alors tu as consacré ta vie à tes trois enfants. Le remerciement est très maigre de notre part, je trouve. Moi, j’en ai conscience. C’est pour cela que je souhaite changer beaucoup dans notre vie.

Cette lettre est courte. C’est simplement parce qu’il me semble inutile de vouloir faire compliqué, alors que la seule constatation qui doit sortir de ces quelques lignes, n’est autre que l’amour infini que j’ai pour toi. Un amour inexplicable. D’ailleurs, je ne veux pas l’expliquer. Je veux simplement le vivre.

Avec tout mon amour
Ta fervente admiratrice

J’essaie d’écrire le livre de ma vie et cette lettre en est extraite. Elle date de 2002. Le thème du concours est « l’aide » mais jusqu’ici je n’ai parlé que de l’amour que j’ai pour ma mère. Alors entrons dans le vif du sujet.

Deux semaines d’investigation au HUG. Le 23 février 2005 le diagnostic tombe. Sclérose latérale amyotrophique. Je vais me paralyser et mes muscles vont fondre. J’ai 32 ans, ma vie bascule.
Et elle est là. Ironie du sort, il y a 4 ans je voulais inverser les rôles. C’est raté. Je rêvais d’être son bras droit, et voilà qu’elle devient mes mains, mes bras, mes jambes, mes poumons, ma force… Bien sûr une équipe d’aides gravite autour de nous, mais une fois que leur service est fini, elles retrouvent leur vie. Moi je suis là, chair de sa chair comme on dit, ce qui signifie que je ne sors jamais de sa vie. Avec un naturel renversant elle me donne à manger, à boire, elle me lave, me permet d’aller au toilette. Durant la nuit, je l’appelle et à 72 ans, elle se lève pour me retourner, battre mon coussin, me donner à boire, me gratter, me prendre dans ses bras pour calmer ce désespoir de ne pouvoir rien faire. Mais son aide va bien plus loin. Je sais que durant la nuit elle veille sur ma respiration. Et lorsque je me réveille et qu’elle dort, souvent dans son sommeil elle parle… de moi. En allumant ma musique, elle me fait voyager ; en allumant mon PC et en mettant la souris sur mon menton, elle me donne la possibilité de comuniquer (car je ne parle plus à cause de la SLA). En mettant la télévision, en plaçant le tourne pages, en mijotant des repas pour nos amis, elle donne à ma vie force, joie, intérêt, équilibre.

En 2001, j’ai eu de terribles angoisses. 20 ans de douleur devaient forcément sortir. Un soir de novembre nous étions mes parents et une amie dans la salle arrière de notre restaurant. Je venais d’avoir une crise. Soudain mon père s’est mis à pleurer. Je me suis agenouillée, et je lui demandais de ne plus pleurer. Mais il ne s’est pas arrêté. Mon papa est atteint de la maladie d’Alzheimer, ses larmes me disaient : « Je t’aime, je suis là, j’ai besoin de toi, la vie est belle. » Les larmes de mon père m’ont aidée à me battre et sans aucun médicament j’ai repris goût à la vie.

Maintenant je vais dire une chose qui va faire bondir ma psychologue, qui va faire sourire bon nombre de médecins, mais qu’importe ! L’autre soir ma mère m’a dit : « Bats-toi parce que si tu pars, maman va mourir. » Je vous en prie, ne  voyez pas dans cette phrase une forme de déni, ne posez aucune théorie religieuse, psychologique, philosophique. Car ma voisine m’a rappelé dans un petit mot qu’elle m’a adressé, que le Petit Prince disait : « Nous ne voyons bien qu’avec le cœur ».

Et tout comme mon père, les mots de ma mère représentent le cri du cœur d’une femme d’exception qui m’aide à vivre dans tous les sens du terme. Danger me direz-vous ? Il y a objectivement un rapport de dépendance totale déjà souligné plus haut. Oui mais il y a également la conscience du problème. Nous apprenons à chaque instant de la vie. Dans la combativité de ma mère, j’apprends que dans l’adversité on garde la tête haute et on va de l’avant. Dans mon combat pour la vie, j’apprends à ma mère que rien n’est impossible. C’est aussi cela l’aide. Et là, ce n’est pas de la dépendance. C’est vivre en comptant sur ses propres forces.

Et qu’importe la finalité, l’aide véritable n’est autre que l’amour.

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2 Commentaires

  1. Cécile

    Merci Isabelle pour ce beau texte, qui une nouvelle fois m'aide à vivre, à ré-orienter ma journée, à essayer d'aller à l'essentiel. Merci beaucoup.

  2. Anonyme

    Merci Isabelle pour ces lignes qui traduisent votre aventure quotidienne exceptionnelle. Vos mots me rejoignent particulièrement travaillant auprès de personnes dépendantes et de leurs proches. Le partage de votre vécu m'encourage à sonder l'imperceptible, à ésperer au-delà de ce que je comprends.