A l'occasion des municipales, l’engagement en politiques de nombreuses nouvelles figures locales manifeste le désir de fonder une société civile. Le philosphe Alexis Sigov (Kiev) répond à nos questions sur le contexte politique ukrainien des élections du 25 octobre 2015.
Quelle est l’importance de ces élections dans le contexte actuel ? Quels sont les enjeux pour les ukrainiens ?
Les enjeux sont nombreux. On peut dire que ce sont les premières élections, après les évènements dramatiques de la révolution ukrainienne (Maïdan), l’annexion de la Crimée et l’occupation du Dombas, qui se sont déroulées dans une atmosphère de réflexion civile.
Pourtant il y a eu les élections présidentielles et parlementaires…
En effet, il y a eu tout d’abord les élections présidentielles au mois de mai 2014. Il s’agissait d’un élan patriotique animé du désir de trouver un candidat qui puisse répondre à la situation de conflit. Il devait pouvoir représenter l’Ukraine devant les partenaires européens et américains. Cela s’est plutôt bien passé si on prend en compte les possibilités du contexte d’alors. Mais il n’y a pas vraiment eu de réflexion profonde sur le programme des candidats.
De fait, beaucoup de partis se sont crées autour des autorités qui ont émergées après Maïdan, ou au contraire autour de ceux, comme dans les régions du Dombas, qui étaient opposés au nouvel élan pro-européen. Mais tous ont un passé politique important.
Or, le grand problème ukrainien c’est de pouvoir trouver de nouveaux visages dans la politique. Ce qui reste un danger, mais il faut prendre ce risque. Ce n’est sans doute pas le seul chemin possible, mais nous avons besoin de gens qui n’aient pas de connivences avec les oligarques et qui ne dépendent pas des clans déjà existants. Ce n’était pas le cas durant les élections parlementaires où il y avait un parti crée autour du président, un autre, crée autour du premier ministre et des nouveaux partis avec ce qui restait du clan Ianoukovitch.
Les informations auxquelles on a accès en Europe sont très critiques sur le contexte des élections municipales. On parle de corruption, on évoque les manigances du président pour évincer les candidats des partis adversaires. Que se passe-t-il ?
Je comprends qu’il est difficile, depuis l’Europe, de lire les noms slaves et d’entrer dans la profondeur des choses, de comprendre le fond géopolitique et le jeu des clans oligarchiques en Ukraine.
Au sujet de l’implication du président Porochenko vis à vis des élections, là je ne comprends pas très bien le jugement sur des manipulations supposées, en le montrant comme celui qui abuserait des pouvoirs administratifs. Non, ces élections étaient beaucoup plus claires que celles de 2013 par exemple.
Mais il y a un enjeu très clair : la volonté du peuple de construire un pays démocratique. Pour cela, on ne peut compter que sur des procédures juridiques pour chasser ceux qui se sont corrompus pendant la dernière décennie. La plupart de ces gens se sont protégés contre les accusations. Cela veut dire que l’on ne peut pas les empêcher de participer aux élections en faisant fi de la légalité.
Nous sommes bien conscient qu’après la révolution de Maïdan, il y a eu non seulement l’intervention de la Russie, mais aussi que beaucoup de gens ont été manipulés en subissant la propagande. Ils avaient peur de ceux qui se sont prononcés à haute voix pour l’avènement d’une société civile. Il faut respecter la vision de ces gens, même si elle est perverse dans la mesure où il ne s’agit pas d’une vision responsable et libre, mais plutôt d’un écho des mythes postsoviétique (je parle de la possibilité pour les gens de Ianoukovitch de rester en jeu et d’être élus). Dans une grande partie de la région de l’est ils ont été réélus. Cela fait mal au pays, on voit souffrir l’économie, l’administration, mais on ne peut pas les chasser si les gens votent pour eux. C’est une question de droit et de sens civique.
En Europe, on relaye abondamment les campagnes burlesque de dénigrement du système démocratique (après la fausse candidature de Dark Vador pour les présidentielles, ce sont les personnages du jeu de Games of Thornes). Pourquoi divulgue-t-on ces non-évènements ? Qu’est-ce qui est en jeu ?
C’est un aspect plus dangereux encore. C’est la décision de se représenter la réalité ukrainienne soit comme en rupture avec le choix pro-européen, c’est-à-dire, dans son incapacité à se sortir de l’époque post-soviétique, soit comme un petit pays manipulé dans le jeu géopolitique. Cela revient à perdre de vue l’engagement pro-européen au niveau des idées et des actes.
S’il est des gens pour faire ce genre d’actions, la tendance est d’être attentif à cela mais pas au contexte profond. Et cela me semble être un véritable risque dans la situation actuelle européenne. L’Europe ne peut pas se permettre de rester concentrée sur ces petits signes là. Il est nécessaire de comprendre quels sont les pour et les contre de la situation Ukrainienne, vis à vis de l’Europe, de la Russie et ce que peut être un pays où les bénévoles, les jeunes politiques, les journalistes, sont tournés vers un modèle Européen. Il y a une profonde réflexion en Ukraine et c’est beaucoup plus intéressant.
Une partie de l’Ukraine désire se tourner vers l’Europe, elle est pourtant présentée sous un jour nationaliste. N’est-ce pas paradoxal ?
L’enjeu est fondamental et je ne veux pas minimiser les risques actuels en Ukraine, la situation est extrêmement difficile, mais pour moi, cela est clair. Nous cherchons la création d’une société civile (Il s’agit du domaine de la vie sociale indépendant de l’état fondé sur le volontariat et l’engagement citoyen, ndr). Lorsqu’on parle ici ou là de nationalisme, cela est compréhensible, mais non pas suffisant. Encore une fois, cela montre la peur des Européens de comprendre que juste à côté il y a des voisins qui sont prêts à partager des valeurs et à les défendre. En classant ces gens parmi les nationalistes, il est alors plus facile et évident de comprendre pourquoi il y a tellement d’énergie dans leurs paroles. Mais il faut faire un effort et rejeter la peur de la prise de responsabilité. C’est une nécessité dans la crise actuelle.
Cet élan de prise de responsabilité de la part de beaucoup d’ukrainiens montre quelque chose de plus fondamental. Pour moi, justement, je n’explique pas les changements ukrainiens par un modèle nationaliste dans le mauvais sens du mot, mais par une grande énergie, une solidarité produite par le désir d’une société civile. Le désir de fonder une société civile est au cœur de tous les évènements ukrainiens actuels. Les évènements qui mènent au bien comme ceux qui mènent au pire. Parce qu’il y a toujours des risques qui accompagnent un tel choix. Si on respecte l’autre, même s’il est manipulé par l’idéologie, il faut lui donner place dans le dialogue. Tous ces risques là nous accompagnent et notamment pendant les élections.
Est-ce que la situation a véritablement changé avec ces élections ?
Il faut préciser que l’Ukraine indépendante n’existe que depuis 25 ans. La grande valeur actuelle c’est le temps, on en manque toujours cruellement. Nous aussi nous disons qu’en une année, rien ne s’est produit, qu’il y a très peu de changements. Mais il faut se rendre comte qu’il y a encore 15 ans, c’est le parti communiste qui dominait le climat politique. Il faut regarder ce qui s’est passé en comparant les élections de 2012, pendant l’ère de Ianoukovitch, et celles d’aujourd’hui. La carte a changé, il n’y a plus de monopole, il y a la possibilité pour beaucoup de jeunes de donner leurs petites voix. Ce n’est encore qu’une petite voix, car on a besoin de temps, mais sa présence est extrêmement importante, decisive même.
Sur ce point, il est intéressant d’écouter ce que disent les jeunes qui s’engagent. Pour eux, il est difficile de se rendre visible dans des villes comme Kiev ou Lviv, dans les grandes métropoles, parce que là bas, c’est l’argent qui décide. On manipule les gens en les achetant avec diverses méthodes populistes et il est difficile de s’y opposer. Mais ils peuvent s’engager et gagner dans des petits villages, dans des petites villes.
Comment font-ils ?
La seule manière de s’opposer à ce climat, c’est un contact direct entre le candidat et les électeurs, un contact personnel. C’est ce qu’ils ont fait dans les petites villes : « on a parlé avec les gens, ils ont vu notre manière de juger les choses et ils nous on fait confiance. » Il faut s’adresser aux gens. On ne peut plus penser qu’on peut changer le pays en utilisant les instruments d’avant. Ce n’est pas avec des débats vides sur les grandes chaines de télévisions, ni avec la grande publicité sur tous les panneaux d’affichage de la ville qu’on peut remporter une victoire significative. Il faut essayer de respecter les gens qui vont voter. Il ne faut plus les traiter comme une masse, mais essayer de voir les individus. C’est difficile, cela demande du temps, mais c’est la seule manière de changer la situation. Cela était très clair pour les élections à Kiev. Il y avait un candidat à la mairie de l’ex-parti de Ianoukovitch. Il a dépensé une fortune pour sa campagne. Il y avait partout sa photo, ses slogans. Mais il a reçu moins de 2% de votes. Cela veut dire que les gens n’acceptent plus cette manière. On ne veut plus voir des slogans vides, on ne veut plus voir de belles images, on essaye de mener une réflexion.
On apprend. Nous ne sommes pas encore de véritables acteurs politiques, mais on essaye tous de mener ces réflexions et d’apprendre.
Cette émergence de nouveaux acteurs politiques est-elle acquise ?
Même après ces élections, il devient encore plus évident que la seule manière de continuer à grandir c’est de rester très actif. En regardant les résultats, les gens sont déçus, ce sont les mêmes candidats qui ont gagné. Mais ce ne sont pas les seuls résultats. Il faut regarder ceux qui sont arrivé en deuxième position, dans ce cas on voit que le pourcentage de nouveaux a triplé ou plus. Cela montre qu’il y a une dynamique et une recherche de nouveaux sujets politiques.
Pourquoi les résultats sont-ils décevants ? Comment l’expliquer malgré cette mobilisation ?
Il y a une vieille tradition soviétique : ce sont plutôt les personnes âgées qui vont voter. Pourquoi ? Il ya deux raisons. La première, c’est que dans beaucoup de cas, ces gens qui ont souffert toutes leur vie n’aiment pas le candidat, mais ils vont quand même voter pour lui parce qu’ils ont peur qu’avec un autre ce soit encore pire. Ça semble ridicule, mais il faut se rendre compte de tout le cheminement que l’Ukraine a fait pour en arriver à ces élections. La deuxième raison, c’est que le vote est un exercice soviétique traditionnel : on y allait parce que tout le monde devait y aller et parce qu’on avait peur des représailles. Ils vont voter non pas par espérance, mais par habitude.
Maintenant, c’est à nous de créer une habitude pour les jeunes d’aller voter, mais elle doit être d’un tout autre ordre. Ça doit vraiment être une compréhension qu’en votant il y ait la possibilité de faire quelque chose, mais aussi qu’en allant voter, on prend la responsabilité du choix que l’on pose même s’il est mauvais. On ne peut plus dire après que ce sont toujours les autres qui manipulent la situation.
Parmi les jeunes, il y a déjà un groupe très actif, parmi ceux qui se sont engagés comme bénévoles depuis Maïdan, ceux qui aident l’armée ou les réfugiés venant de l’est. Ils vont voter, car pour eux, le sens du vote est plein d’une histoire, d’un contexte de solidarité. A nous de faire comprendre cela à ceux qui ne viennent pas encore voter. Si on compte la moyenne de participation à ces élections (46%), si on compte qu’il y a un grand taux de la vieille génération, il y a un espace vide à conquérir.
Quels sont les signes d’espérance dans ces élections ?
Avec des anecdotes il est plus facile d’expliquer les espérances. Il y a le cas de Michel Tirechenko. Un français d’origine ukrainienne, né à Paris, de grands-parents ukrainiens. Il est venu visiter l’Ukraine pour retrouver ses racines et a décidé d’y rester. Il y a habite depuis 14 ans. Il a pris le passeport ukrainien, ce qui est rare, car, selon la loi ukrainienne, il a dû renoncer à la nationalité française. Il travaillait dans le commerce. Ce sont les gens de sa ville qui sont venus le voir en lui demandant de se présenter aux élections, en lui disant qu’il y avait des valeurs à protéger. Ils voyaient de l’énergie en cet homme et comme une éthique. Et ça c’était plutôt une intuition, car on ne peut pas dire qu’il avait un programme ou une idée claire. Il a dû faire face à une grande contre-propagande, il a dû assumer des procès inventés, mais il a fini par remporter la victoire et cela donne envie à tout le pays de continuer ces petits changements. Michel Tirechenko est donc devenu maire de la ville de Gloukhiv qui se trouve à une quinzaine de kilomètres de la frontière russe. On ne peut pas dire qu’il y a seulement l’Ukraine de l’Ouest et l’Ukraine de l’Est. S’il y a véritablement une sincérité et une histoire réelle derrière le parcours d’une personnalité, cela peut mener à des changements.
Un autre exemple c’est le jeune parti qui s’appelle Alliance Démocratique. Il essaye d’entrer dans un contact direct avec la population. Je ne dis pas qu’il s’agit de la seule manière possible, mais cela porte du fruit. Dans la région du Dombas, qui semble être à 100% contrôlée par les oligarques qui étaient fidèles à Ianoukovitch, les jeunes de ce parti ont fait le tour de la conglomération et ont remporté les élections. Cela a été un choc pour tous les ex-politiques de la région, mais cela montre que les gens en ont assez des beaux slogans. S’ils rencontrent un vrai visage, ils sont prêts à le suivre.
Propos recueillis par Denis Cardinaux