Prix Nobel de littérature 2015, Svetlana Alexievitch a surtout écouté. Et retranscrit. Armée de son enregistreur et d’un carnet de notes, l’écrivain a interrogé des milliers de personnes. Ce sont ses héros et ses héroïnes, des personnes ordinaires à travers lesquelles passe le souffle fascinant et tragique de la vie.
Née en 1948 en Ukraine, fille d’instituteurs biélorusses, Svetlana Alexievitch est diplômée de la faculté de journalisme de Minsk. Son premier ouvrage, La guerre n’a pas un visage de femme, paraît en 1985 et provoque une énorme polémique en Union Soviétique. L’œuvre est jugée « antipatriotique, naturaliste, dégradante » et relevant de la haute trahison. Elle connaît pourtant un immense succès. Trente ans et cinq livres plus tard, c’est la consécration mondiale.
L’histoire des hommes
Svetlana Alexievitch a eu le génie de capter des fleuves d’eaux vives là où on ne penserait trouver qu’un désert. La guerre, les catastrophes comme Tchernobyl, l’idéologie bolchévique, la fin de l’idéologie bolchévique, autant d’événements ou de périodes de l’histoire qui ont pour nous la couleur grise et terne des cimetières. Mais chacun d’eux fut en réalité un véritable foisonnement de vie. C’est qu’ « il y a beaucoup de monde à la guerre… Et beaucoup de choses à faire… nous dit-elle. On ne se contente pas d’y tirer, fusiller, bombarder, saboter, livrer combat au corps à corps, on s’y emploie aussi à laver le linge, cuire la kacha, pétrir le pain, réparer les véhicules, distribuer le courrier, apporter le tabac. La guerre n’est pas constituée que de grands événements, elle l’est aussi de petits détails […] L’armée marchait en avant. Derrière elle s’étirait un ‘’second front’’ : blanchisseuses, cuisiniers, mécaniciens, postiers… »[1]
Ainsi, l’histoire qui se déroule au long des livres de Svetlana Alexievitch n’est pas tant la grande Histoire, celle qu’on apprend à l’école et que chaque peuple élabore en cherchant toujours plus ou moins à échafauder un mythe glorieux. « Le livre que j’allais écrire contiendrait peu de documents proprement militaires et spécialisés. On y découvrirait en revanche, accumulé en abondance, un autre matériau – humain celui-là. J’étais en quête de ce que je nommerais un savoir de l’esprit. Je marche sur les traces de la vie intérieure. Je procède à l’enregistrement de l’âme. Le cheminement de l’âme est pour moi plus important que l’événement lui-même. Savoir ‘’comment ça s’est passé’’ n’est pas si important, n’est pas si primordial ; ce qui est palpitant, c’est ce que l’individu a vécu… Ce qu’il a vu et compris… Ce qu’il a vu et compris de la guerre et plus généralement de la vie et de la mort. Ce qu’il a extrait de lui-même des ténèbres sans fond… »[2]
Éminemment vivante, l’histoire se révèle être « l’histoire d’hommes ordinaires, menant une vie ordinaire, précipités par leur époque dans les profondeurs épiques d’un événement colossal. Dans la grande Histoire ». Svetlana Alexievitch « recompose ainsi une histoire à partir de fragments de destins vécus »[3].
Une passion pour la beauté de l’homme qui rayonne jusque dans l’absurde
Une passion pour l’histoire ordinaire donc. Et cependant il y a plus. Ce que Svetlana Alexievitch cherche avant tout, ce qui la fascine, c’est le mystère de l’homme. « J’ai toujours été curieuse de savoir combien il y avait d’humain en l’homme, et comment l’homme pouvait défendre cette humanité en lui »[4]. « Je n’écris pas sur la guerre, nous dit-elle encore, mais sur l’homme dans la guerre. D’un côté, j’étudie les individus concrets ayant vécu à un époque concrète et participé à des événements concrets, mais d’un autre, j’ai besoin de discerner en chacun d’eux l’être humain de toute éternité. La part d’humain toujours présente en l’homme.
Sans doute certains formuleront-ils des doutes : des souvenirs objecteront-ils, ça ne fait pas de l’Histoire. Ni de la littérature. Mais pour moi, c’est là, dans la voix vivante de l’homme, dans la restauration du passé que se dissimule la joie originelle et qu’est mis à nu le tragique de la vie. Son chaos et son absurde. Son horreur et sa barbarie. Tous ces éléments y apparaissent, vierges de toute altération. Ce sont des originaux »[5].
Cette passion, on l’imagine sans peine, a souvent dû être confrontée à la tentation de désespérer de l’homme. Au long des confidences de ses héros ordinaires, des récits d’épreuves qu’ils ont traversées, ou de monstruosités dont ils ont été témoins ou victimes, il n’a pas dû être simple de continuer à déceler l’humain. Devant une telle avalanche de souffrances, comment rester serein et continuer à regarder la vie malgré tout ? Et en effet : « Parfois, je rentre chez moi, après une série d’entretiens, avec l’idée que la souffrance, c’est la solitude. L’isolement absolu. D’autres fois, il me semble que la souffrance est une forme particulière de connaissance. Une sorte d’information essentielle. Mais pour nous, il y a dans la souffrance quelque chose de religieux, de presque artistique. Nous sommes une civilisation à part. Une civilisation de larmes. Pourtant, là, ce n’est pas seulement l’abject qui se dévoile à nos yeux, mais aussi le sublime. En dépit de tout, l’homme tient tête. Il s’élève. Et garde sa beauté »[6].
Ainsi, il n’y a qu’une seule voie possible, affirme Svetlana Alexievitch : « Aimer l’humain. Le fort et le faible, le mal assuré et l’impitoyable. Le mortel et l’immortel. L’autre »[7].
On ne saurait trop conseiller de lire ses livres, et de se laisser saisir par ces figures attachantes. De cette lecture exigeante, mais aussi bienfaisante, nous apprendrons à discerner ces géants cachés dans la foule, et à voir la vie qui continue de jaillir alors qu’il ne reste plus rien.
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[1] Svetlana Alexievitch, La guerre n’a pas un visage de femme, in Œuvres, Acte Sud, 2015, p. 175.
[2] Op. cit., p. 53-54.
[3] Ibid.
[4] Op. cit., p. 25.
[5] Svetlana Alexievitch, « L’homme est plus grand que la guerre, Extraits du journal de l’auteur », in La Guerre n’a pas un visage de femme, Op. cit., p. 26..
[6] Op. cit., p. 219.
[7] Op. cit., p. 156.