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La compassion à la lumière de l’art

Cecilia Bralic Escribar, sociologue, professeur à l’Ecole de Théâtre de l’Université Pontificale catholique du Chili, licenciée de Médecine, livre le fruit de sa réflexion sur le théâtre et la compassion à l’occasion d’une rencontre Points Cœur à Santiago du Chile organisée le 25 mars 2017. Son intervention était intitulée : « Le drame de la compassion et la relation avec la Vérité à la lumière de l’art ».

Et pourquoi ne pas y penser?

Reprenant quelques idées du commentaire fait en 2015 sur la vidéo « Stabat » d’Estelle Beauvais, tout en analysant le charisme de Compassion de Points-Cœur et le fait que le théâtre se rapproche de la réalité, voici brièvement une réflexion sur théâtre et compassion. Toutefois, comment reprendre d’une manière plus créative ces idées en prenant appui sur une nouvelle référence qui nous indiquerait dans quelle direction regarder ? Tout en essayant de résoudre cette question, j’ai découvert sur le blog « Terre de Compassion » une interview faite par Josette Khoury auprès de l’artiste syrienne Nohad Halabi. Le titre m’a tout de suite captivé : « L’art c’est l’espérance et l’affection qui parfume les douleurs des Hommes ».

Qu’est-ce qui est affirmé ici ? Qui le disait ? Et pourquoi me paraissait-il si provocateur ? Loin de l’académisme qui a enfermé les arts dans les limites étroites d’une esthétique dissociée de l’expérience humaine, cette artiste proclame – avec l’autorité du témoin direct de la souffrance de son peuple – que l’art comme fait esthétique met en jeu une vérité qui n’est pas esthétique, sinon dramatique, parce qu’en lui, les hommes trouvent une espérance pour leur souffrance et une affection qui est capable de parfumer leurs douleurs, de « les soigner et de les transformer en compagnons de route, avec lesquels on serait capable de cheminer, avec amour jusqu’à la fin du monde »

A partir de là, la contemplation de six sculptures de cette artiste, photographiées à l’occasion de cette interview ont orienté notre réflexion : essayant de comprendre ce que ces œuvres expriment, ce que ces œuvres disent d’elles-mêmes, tout en gardant en toile de fond les affirmations de l’artiste sur leurs significations.

Des figures en tension vers l’infini

Dans cette expérience, ce qui nous a paru évident à première vue, c’est le travail de l’artiste avec la figure humaine, et cela d’une façon très réaliste et émouvante. Peut-être parce que ce sont des figures simples, elles finissent par devenir plus familières, plus proches. Du point de vue « matériel », elles sont à base d’argile brute, non cuite, avec l’humidité fraîche de la boue, celle rencontrée au bord d’un ruisseau au milieu d’une colline.

Si nous regardons attentivement et à plusieurs reprises ces photos, la première semble retenir davantage notre attention. Elle est différente des autres. En elle nous apercevons comme un ensemble de figures humaines – au bout d’un moment on distingue que ce sont trois figures, mais apparaissant plus nombreuses, à cause de ce qui se passe dans l’œuvre – une certaine rugosité, quelque chose de très primaire, presque informe. A tel point que ce n’est pas évident de distinguer si elles se tiennent debout ou bien sont en sens inverse, elles nous paraissent presque effacées, comme perdant de leur réalité.

Ainsi semble le suggérer l’artiste elle-même : « Qui de nous n’a pas fait l’expérience de se sentir comme ‘couper en deux’, affrontant cette quantité de souffrance jamais vu auparavant ? »

Cette question semble battre dans le cœur de ces figures défigurées, donnant l’impression qu’effectivement elles sont en train de se déformer, de se déréaliser, et ceci peut être à cause de cette expérience de souffrances inimaginables, auxquelles l’artiste semble se reconnaitre participante, comme point de départ qui lance son travail créatif, comme une question adressée à l’Infini. Cependant, ce qui précède et qui peut nous paraitre paradoxal, c’est que ces figures seraient aussi et en même temps, émergeantes, prenant forme, comme si elles étaient arrachées ou sauvées littéralement de la boue, comme à l’abri miraculeux de la forme, sans pour autant  cesser d’être de la boue, presque indifférenciées de la boue.

Le caractère dramatique de la blessure

Au cœur de ce paradoxe inquiétant, retentit à mon avis le récit de la Genèse où d’une part, l’Homme est formé de la boue par son Créateur, en insufflant sur son visage Son propre souffle de vie, l’animant à être protagoniste de la vie qu’Il lui a donné, en la faisant sienne.

« Lorsque le Seigneur Dieu fit la terre et le ciel, aucun buisson n’était encore sur la terre, aucune herbe n’avait poussé, parce que le Seigneur Dieu n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait pas d’homme pour travailler le sol. Alors le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant. » (Genèse 2,4-9)

Mais d’autre part, le même récit nous rappelle que même si nous, les Hommes, nous marchons ‘debout’ avec les pieds sur terre depuis notre naissance jusqu’à notre mort, à peine le souffle qui nous anime se retire, s’accomplit la sentence qui affirme :

« C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras. » (Genèse 3, 19)

Cette situation dramatique, originaire de notre condition humaine que relate la Genèse – et à laquelle  nous revenons pendant chaque temps de Carême – se reflète dans les œuvres de Nohad. En fait, malgré la désolation et la souffrance que mettent en scène ces six sculptures, aucune d’elles ne nous parait tragique, c’est-à-dire, elles ne réveillent pas en nous l’horreur – la phobie de la tragédie classique – elles ne nous font pas prendre de la distance, horrifiés. Au contraire, elles réveillent en nous immédiatement une tendresse, une affection, comme si en elles nous arrivons à découvrir le regard  de compassion avec lequel elles ont été créées.

L’artiste comme témoin en dehors de la scène

Je crois que c’est ce qui m’a finalement saisi et provoqué à contempler ces œuvres de Nohad. C’est comme si l’artiste sortait à la rencontre de la souffrance de son peuple – et au passage à celle de tous – éclairant, « parfumant », comme elle le dit, sa condition, comme si elle était Marie Madeleine au pied du Christ crucifié : nous sommes alors, de nouveau, devant le Stabat, devant un traité sur la Compassion. Contrairement au Stabat Mater et au Stabat qui définit Points-Cœur, l’artiste demeure invisible, en dehors de la scène qu’elle présente dans ses œuvres, arrivant peut être ainsi, à insuffler dans l’horreur de ce qui apparait dans les scènes, une espérance qui les remplit de beauté.

La réponse à la souffrance de son peuple

Nohad comprend son travail comme une artiste et non pas seulement comme témoin et interprète de l’histoire. Elle le comprend comme une « chance », celle d’un gardien qui prend soin de la réalité, de quelqu’un qui veille – depuis ses œuvres – sur l’orientation des choses jusqu’à leur vérité. Comme si dans les œuvres de Nohad, l’expérience de la compassion serait la clé par laquelle l’art pourrait reprendre sa fonction culturelle dans notre société actuelle… celle de « parfumer les souffrances des Hommes ». Il s’agit de la réponse de l’artiste à la souffrance de son peuple, à la douleur impuissante de ses bien-aimés. Elle-même nous l’exprime  d’une façon si belle :

« Les choses sont venues vers moi, tout simplement parce que je les ai aimées. Quand nous aimons la matière avec laquelle nous travaillons, elle est capable de nous conduire là où nous ne pouvons pas imaginer. Je crois que les plus belles choses et les plus beaux résultats dans notre travail sont ceux que nous avons le plus aimé travailler. C’est pour cela je m’inquiète moins de la forme qu’aura l’œuvre en soi, donnant plus d’importance à l’authenticité avec laquelle j’exprime l’expérience vécue. »

C’est-à-dire que les choses viennent vers l’artiste cherchant une forme pour apparaitre dans la scène du monde, pas de n’importe quelle forme, sinon telles qu’elles sont : dans leur vérité, dans leur réalisation. La beauté, dirait Saint Thomas, ne peut se définir autrement que comme « splendeur de la Vérité ». Et ce qui est encore plus incroyable c’est qu’apparemment, les choses se confiaient à Nohad, tout simplement parce qu’elle les aimait. Rien de plus. C’est à dire que nous sommes devant une création qui vit grâce à cette conversion de l’artiste à la vérité des choses considérées, écoutées, accueillies pour elles-mêmes: dans cette vérité qui donne sens à sa précarité, à ses limites, à sa présence fragile dans le monde. C’est de cette manière là, qu’elle vient de passage, pour leur donner espérance et les consoler. Ce n’est pas par hasard que ces figures ont une vivacité et une vitalité impressionnantes.

Un regard chrétien sur la souffrance

Je voudrai terminer ce commentaire en disant qu’il est impossible de communiquer ce que l’on ne connaît pas… Avec ces sculptures, l’artiste réveille dans celui qui les regarde l’expérience qu’elle-même a faite de la compassion, de la tendresse attachante qu’elle expérimente face à la réalité. Cette réalité qui, pour qu’elle puisse apparaitre dans la splendeur de sa vérité, a uniquement besoin de sa liberté pour l’aimer. Comme si dans cette splendeur se reposera – retournant à l’origine – le miracle de l’apparition de la forme…

Je pense que Nohad nous aide à comprendre la richesse qu’implique le fait d’interpréter le sens de la souffrance humaine, depuis l’horizon de la foi chrétienne. Elle nous invite à nous demander ce que gagne l’artiste à l’heure de créer, simplement à cause de sa foi. Écoutant Nohad et contemplant comme spectateurs ses œuvres, nous pourrons répondre qu’elle gagne un jugement et un regard de compassion sur la réalité, un regard attentif à son sens le plus profond. Cela ouvre le chemin de la consolation, par le biais de l’art, des souffrances des hommes.

Culture de la compassion vs culture de la peur

Finalement, comment est-ce que les œuvres de Nohad nous conduisent-elles à poser un jugement plus large? C’est-à-dire, pas seulement concernant l’histoire spécifique du peuple syrien, qui pour nous, dans une certaine mesure, demeure inconnue. Sinon comment est-ce que ce traité de Nohad sur la compassion nous aide à avancer dans la construction d’une culture de la compassion, celle à laquelle nous invitent nos amis de Points-Cœur ? C’est-à-dire, qu’est-ce que nous avons gagné par notre analyse des œuvres de Nohad, si nous mettons en pratique ces idées maintenant, au XXIème siècle, alors que l’humanité entière se trouve plonger, d’une certaine manière, dans la désolation ?

Je me souviens que l’Eglise nous appelait, encore récemment, à avancer vers une culture de la « solidarité », parce que la solidarité apparaissait comme « le nouveau nom de la paix ». Ainsi l’affirmait le Pape Saint Jean-Paul II dans son Encyclique Sollicitudo Rei Socialis (30 décembre, 1987). Mais au bout de 30 ans, c’est l’heure peut être de penser, comme nous le suggère notre artiste, que sans compassion, il n’y pas de solidarité, il n’y a pas de paix possible. La compassion semble être le chemin pour vaincre l’horreur qui nous envahit quand nous écoutons les nouvelles tous les jours. Nouvelles qui nous détiennent dans l’évidence que l’homme demeure un abime insondable pour l’homme, que nous sommes capables d’un mal qui parait sans fin, même si nous déclarons que nous désirons le bien. Nous avons nous même fini par poser un regard craintif et méfiant sur la réalité, qui nous mène à identifier les exigences de vérité, de sens qui existent dans notre cœur, avec l’effort pour contrôler, pour réduire la réalité à nos catégories, à nos intérêts, à nos désirs et nos fantasmes.

Nous avons oublié que même si le monde que nous avons construit nous parait à chaque fois plus hostile, Dieu nous a dit – comme à Moise – « Je Suis » Celui qui t’a appelé à la Vie. Ce qui nous soutient dans la vie – comme à ces figures dans leur forme – ce n’est pas notre effort, ni nos catégories. La vie que nous avons n’est pas une simple projection de nos projets mais elle réfère au projet d’un Autre, qui, gratuitement nous a rendus participants. Dans ce sens,  quand l’Eglise nous appelle en ce temps de Carême à nous convertir pour construire une culture de compassion, elle le fait avec le regard fixé sur cet appel originel que Dieu nous a fait à travers le Christ.  Appel à sortir de nous-mêmes, à partager avec les autres ce regard de compassion que nous avons nous-mêmes reçus du Christ, gratuitement, par sa mort sur la Croix.

Amis de Points-Coeur ayant participé à la conférence de Cécilia Bralic

L’appel de Points-Cœur à une culture de compassion est un appel à aller à l’encontre de la culture de la peur dans laquelle nous nous trouvons, qui nous pousse à se couper de ce qui nous entoure, à se défendre de l’horreur en prenant distance de la réalité.  Au contraire, ce qui est en jeu c’est notre conversion à la Vérité qui est le Christ, Celui là même qui définit le cœur du drame de notre « Je » personnel, comme l’affirmait déjà en 1965 la constitution Pastorale du concile Vatican II : « Le Mystère de l’Homme ne s’éclaire vraiment que dans le Mystère du Verbe Incarné » (n.22)

Donc tout nous est offert pour demander cette grâce d’incarner, comme Nohad, ce regard de compassion avec lequel  le Christ est venu à notre rencontre, afin que surgisse en nous-mêmes la disposition à construire une nouvelle culture, solidaire, où la paix ne soit pas un rêve, sinon une expérience présente, vivante, actuelle.

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