Dans cette lettre, A. évoque sa dernière rencontre avec leur ami P. dans un parc d’Athène. Ce témoignage nourrira notre prière en ce jour des defunts.
Ces dernières semaines semblent être de celles où l’on peut avoir le doute quant à une possible malédiction, tant les mauvaises nouvelles se sont enchaînées. Pour autant au milieu de tout ce sombre, j’ai trouvé une douceur et un espoir que je ne connaissais pas jusqu’alors.
J’ai rencontré P. au tout début de ma mission. Nous allions lui rendre visite toutes les semaines dans un petit parc au centre d’Athènes. Avec deux bancs et un arbre, il s’était crée avec ses amis une sorte de maison en plein air, ayant même un pigeon domestique (allez savoir comment il savait que c’est toujours le même, il en était pourtant convaincu).
Quand on approche de la « maison » des Polonais, ça sent l’alcool, la joie et l’accueil. Et puis, il y a les yeux malicieux de P. Il nous invite à nous asseoir, après avoir rangé rapidement et discrètement son « lit » pour qu’on puisse avoir une bonne place. Comme je ne parle pas polonais et que ni lui ni moi ne sommes de grands spécialistes du grec, on se sourit et on rit plus qu’on ne parle. P. me donne de la joie et de la tendresse à chacune de nos visites. Un jour, il sort timidement de son portefeuille — vide d’argent — une petite bague, toute simple, un peu rouillée mais si belle et me demande avec ses yeux rieurs si je veux bien l’épouser. Je crois qu’il n’attendait pas vraiment de réponse, lui même n’ayant jamais pu retenir mon prénom et quelque part le but n’était pas vraiment là. C’était encore une façon à lui de m’offrir toute sa tendresse et de me faire sourire.
Il y a deux mois, trois jeunes filles ont demandé à nous suivre dans nos apostolats afin de monter un petit documentaire sur nous. Elles sont donc venues visiter P. avec nous, un jour où la lumière était si belle qu’elles ont finit par filmer toute la rencontre. Ce jour-là d’ailleurs tout était un peu plus beau et je me souviens en avoir discuté le soir même avec Roksolana, ma sœur de communauté.
P. est décédé deux jours après cette rencontre. Il avait une grande infection aux jambes suite à un accident de voiture l’année dernière et n'ayant pas les moyens de se faire soigner, la plaie en était arrivée à un point où les médecins lui ont annoncé qu’il fallait couper ses jambes. N’ayant pas supporté l’idée, il aurait pris une forte dose de psychotropes, prescrit par des médecins qui n’ont pas semblé tenir compte du fait que P. était alcoolique et que le mélange serait fatal. Quelle violence. Quelle absurdité. Et pourtant.
Je ne sais pas bien comment vous en parler sans avoir l’air de négliger le drame de cette perte, d’être devenue « illuminée » ou de me chercher une consolation pour échapper à la souffrance. La douleur était réelle, elle l’est toujours. C’est un coup de couteau dans le cœur malgré toute la foi que l’on peut avoir. Mais la tendresse qu’il m’a donnée tout ce temps, je la ressens décuplée depuis qu’il est parti. Elle est en moi, je la chéris chaque jour. Je la donne tout autour de moi et je remercie P. tous les jours de m'avoir donné autant de joie, de m’avoir aimée sans même savoir mon prénom.
Le lendemain de l'annonce du décès, Diane, l'une des réalisatrices du documentaire, est venue nous montré le résultat. Le film est centré sur la communauté, mais le seul ami que l'on voit et dont on parle, c'est P. Il y a une courte séquence où Roksolana explique que cet homme est un cadeau. Providence ou coïncidence, une fois encore P. a su nous faire sourire. Et lorsque Diane a appris la nouvelle, elle a fait un montage de notre dernière rencontre. Grâce à elle, je peux le regarder rire encore et encore.
Comme il était sans-abri, il était question qu’il finisse dans la fosse commune, sans aucune cérémonie. Klaudia, ma sœur de communauté polonaise, s’est battue pour trouver les fonds afin de pouvoir l’enterrer dignement. Et quelle bataille ! Jusqu’à la dernière minute on a dû faire face à des contre-temps de tous côtés. Mais nous y sommes arrivées. Tout cela a été possible car les pompes funèbres ont confondu P. avec un autre homme. Sans cette erreur, ils n'auraient jamais conservé son corps.
J’avais peur que ses amis ne viennent pas à l'enterrement, que ce soit trop loin, qu’ils ne se sentent pas prêts, que sais-je. Quand nous sommes arrivés au cimetière, ils étaient là depuis longtemps, en moins de vingt-quatre heures, ils avaient trouvé des vêtements de circonstance, des bougies et ont dépensé leur peu d’argent dans un bouquet de fleurs, déjà flétri tant celle qui le tenait s'y accrochait pour contenir un peu son émotion. Quelle dignité. Je revois un de ses amis insister auprès des employés du cimetière, pressés d’en finir, pour garder encore quelques instants le cercueil à l’extérieur. Lorsque les employés sont partis, les amis de P. ont replacé silencieusement les bougies et les fleurs sur sa tombe. Son nom était remplacé par un chiffre écrit rapidement au feutre sur une pierre, alors on a placé une photo de lui devant ce nombre bien trop froid.
La première fois que nous sommes retournées dans la « maison polonaise » après le décès, nos amis semblaient éteints et perdus. Une grosse valise était au centre, toute la vie de P. dans un simple sac. A côté, un système de sono, scotché dans tous les sens et rattaché à un vieux portable. A la fin de notre visite, ils ont allumé leur machine bancale. Avec une simplicité déroutante, ils nous ont expliqué que P. adorait danser, alors de temps en temps ils mettent la musique qu'ils avaient l'habitude d'écouter ensemble, et l’imaginent danser à nouveau.
A. L Point-Cœur Saint-Jean-de-Patmos, Athènes (Grèce), le 14 août 2017
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Quelle belle rencontre et merci de nous la partager! J'ai hâte de voir le documentaire si c'est possible.