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L’art rend l’âme capable de se retourner vers le Bien

La nouvelle œuvre de Dimitra Trypani, « Andrei: Requiem en huit actes », commandée par l’orchestre philharmonique grec, a été présentée à l’Opéra National d’Athènes en ce début d’année. Il s’agit d’une « Liturgie de l’Exode » moderne dédiée au grand cinéaste Andrei Tarkovsky, qui a traduit ses pensées et ses sentiments par des images d’une beauté et d’une vigueur intellectuelle sans précédent. Le texte poétique, signé Pantelis Boukalas, dialogue avec le texte allemand du Requiem luthérien, et des fragments dialogués des sept films du réalisateur russe.

 

Dimitra Trypani (Source)

 

Rencontre avec Dimitra Trypani :

 

Sur scène, 18 artistes de différents horizons interprètent votre œuvre.

Nous avons travaillé avec différents artistes et certains n’étaient pas chanteurs, ils ne pouvaient pas lire les notes et ont alors appris par cœur les chants. D’autres étaient musiciens, dont 2 chanteurs classiques, mais je ne souhaitais pas de chanteurs d’opéras. C’était un vrai choix car je voulais des voix humaines et mortelles. Les voix d’opéras ne sonnent pas naturelles à mes oreilles. Je souhaitais un son qui puisse vraiment être accueillant.

Votre œuvre s’articule entre la déclamation de textes poétiques et des chants. Un exercice difficile.

Ce n’est pas facile de passer directement du chant à la déclamation. Nous avons travaillé de longs mois. Ce texte grec est difficile, il est très poétique, il ne raconte pas une histoire, c’est littéralement une confession d’une âme, une confession existentielle. Les artistes avaient besoin de créer un son commun pour passer du texte au chant et du chant au texte. C’est notre ingénieur du son qui a fait un travail remarquable, car l’équilibre entre les voix et les instruments changeait toutes les 30 secondes. Un vrai puzzle. Mais c’est aussi un langage avec ses propres lois et ils ont dû apprendre un langage nouveau.

Les artistes avaient-ils déjà visionné des films de Tarkovsky?

Certains ont vu les films, d’autres n’en n’ont vu qu’un ou deux, et je suis presque sûre que certains n’en ont vu aucun. Je leur ai conseillé de ne pas regarder les films le soir mais le matin ou l’après-midi, parce qu’après un certain temps, vous vous endormez, ou vous êtes fatigués ou ennuyés, il est difficile de se concentrer. Mais jusqu’à un certain point, c’était à propos de Tarkovsky, et ça ne l’était plus vraiment. Andrei est devenu une recherche du silence.

Alors qu’aujourd’hui, tout ce qui vient de Russie est soumis à une profonde censure, vous nous avez offert la possibilité d’une expérience de vérité, j’étais vraiment consolée. Nous avons si rarement accès à la vérité, nous sommes comme orphelins de la vérité. Orphelins de vrais artistes, qui ont pourtant tant souffert…

Mais c’est exactement ce qu’était Tarkovsky. J’ai rencontré il y a peu un journaliste qui écrit pour des journaux musicaux en Autriche. Il m’a demandé, en insistant, s’il y avait eu des réactions dues au fait que nous avions mis en lumière un artiste réalisateur russe. Il m’a dit qu’en Pologne, toutes les performances artistiques menées par des russes ont été annulées. Même des auteurs ou des compositeurs qui étaient contre le régime soviétique sont censurés. Aujourd’hui en Europe, si vous faites quoi que ce soit concernant un artiste russe, soit c’est  annulé, soit vous soulevez une réaction terrible. Nous n’avons pas eu de réactions car Tarkovsky était lui-même en exil. Il a quitté Moscou et l’Union Soviétique, car après Andrei Roublev, ses films ont commencé à être censurés, il ne recevait plus de financements… Si vous lisez son journal [1]Journal 1970 – 1986, éditions Philippe Rey , vous découvrirez une page au sujet du film Solaris, et tout ce que la censure Russe lui a exigé de changer à l’époque. C’est ridicule. Donc il a quitté son pays. Il n’a pas été glorifié par le régime à ce moment. Il était pacifiste, un homme très spirituel, et tous ses films parlent de foi, d’amour, et de rédemption de l’espèce humaine. Ça aurait été vraiment étrange d’avoir une réaction, spécialement en Grèce, car les grecs ont un lien particulier avec la Russie, du fait de leur histoire et de leur foi. Le peuple grec est très énervé face au gouvernement, ils sont très énervés de tant de morts, et nous sommes vraiment confus avec ce qu’il se passe en Ukraine. Mais avec Tarkovsky, c’est différent. Il surpasse tout cela. C’est comme si quelqu’un censurait une performance de Bach parce que les nazis en Allemagne sont à l’origine d’un génocide terrible. Je suis très heureuse que nous n’ayions pas eu de problèmes et que personne n’ait évoqué le fait qu’il était russe.

Votre première rencontre avec Tarkovsky ?

J’ai vu Solaris en 2004, j’étais alors étudiante à Edimbourg, en Écosse. Ma colocataire adorait ses films, mais j’étais un peu sceptique. Quand j’avais 18 ans, j’ai commencé à regarder le Sacrifice, et vraiment j’ai trouvé cela très ennuyeux. Au bout de 20mns, j’ai arrêté le film, il y avait cet arbre filmé avec des branches sans fin… À 20 ans, c’était un échec. À 30 ans, je me suis dit “laissons-lui une seconde chance”. Et ce fut un choc à de multiples niveaux. Il y a un moment où vous êtes prêts pour cela, c’est tout ! Si aujourd’hui, vous regardez l’un de ses films et le trouvez ennuyeux, essayez à nouveau dans 10 ans. Cela pourra vraiment être différent.

Après avoir vu Solaris, en une semaine, j’ai regardé tous ses films. Et ensuite, je les ai tous achetés. Depuis, j’ai dû regarder chacun de ses films plus d’une quarantaine de fois, je les enseigne, je les utilise lors de mes cours de composition à l’université comme exemple de création de paysages et de sons de la nature. Et à chaque fois, j’y découvre quelque chose de nouveau.

 

 

Pourquoi un Requiem ?

Parce qu’il est mort…! Je me souviens que l’idée au début était très différente. Je pensais travailler sur la mythologie et parler de l’environnement. C’était au tout début de la pandémie. Un soir, le Sacrifice était montré à la télévision, et je l’ai regardé par accident. C’était au moment de l’explosion de décès en Italie. C’était terrible. J’ai vu le Sacrifice, et je ne pouvais parler de rien d’autre que de cela. Ce film parle d’un agrément avec Dieu pour éviter une catastrophe nucléaire. J’ai réfléchis toute la nuit, et l’idée était de faire quelque chose seulement autour de ce film. Mais j’ai décidé d’élargir aux 6 autres, pour rejoindre tous ceux qui étaient désespérés, en agonie, toujours cherchant à accéder à un certain type de silence. Dans ce sens, c’est un Requiem. Non pas une messe pour les morts, mais une quête de silence.

Votre expérience du silence?

Le silence est très important, particulièrement pour les personnes qui sont très bruyantes à l’intérieur et dont je fais partie. Je suis plongée dans une agitation constante. Les gens qui sont très turbulents recherchent des réponses, ils cherchent une façon de calmer leurs bruits intérieurs, il sont très actifs en cela. Ce type de personnes apprécie le silence, même pour un très court instant. 5 secondes de silence, de vrai silence, un vide de soi-même très spécifique, c’est ce que les religions appellent “illumination”, “nirvana”, “tao”, ou “grâce divine” pour les orthodoxes. Ce sont des termes différents pour une même notion : tranquilité spirituelle. Je parle d’un vide dans un sens positif. Je crois que c’est la quête de Tarkovsky, mais celle de Bergman aussi, même s’il était athée par réaction au fait que son père était prêtre. Quand j’ai fait des recherches sur Tarkovsky, j’ai cherché en parallèle sur Bergman car ils avaient chacun une admiration pour l’autre. “Personne n’a fait au cinéma les rêves qu’a réalisé Tarkovsky, ses rêves sont poésie d’images”. Bergman aussi était très agité, Beethoven, Bach aussi. Bach était très religieux, mais il changeait souvent de lieux. Je parle de Bach car il nous a prouvé qu’il n’était probablement pas humain, ou qu’il y a une vie sur une autre planète.

J’ai cherché le silence depuis de longues années, à travers la musique, à travers des histoires racontées. Mes premiers travaux portaient la même recherche, un esprit qui cherche à trouver la paix. Dans un sens, je crée les mêmes performances depuis 15 années. Intérieurement, je fais la même chose, c’est juste les caractéristiques extérieures qui changent. La recherche est la même mais je n’ai pas encore trouvé.

Connaissez-vous l’histoire entre Rilke et Freud? Rilke demanda un jour à Freud de le psychanalyser. Et Freud lui répondit : “ je suis d’accord de vous psychanalyser mais je dois vous prévenir que non seulement les démons s’en iront, mais les anges aussi avec eux.” Je ne suis plus sûre s’il a pris le risque de le faire ou non.

Vous encouragez le public à regarder vos performances avec les yeux ouverts ou fermés.

Certaines personnes, après la performance, m’ont confié qu’elles avaient fermé les yeux la plupart du temps. C’est fantastique. Il n’y a pas une façon de vivre la performance. C’est un peu la difficulté de ce genre d’œuvre, personne ne finit marié à la fin, il n’y a pas de Happy End.

Plusieurs personnes m’ont confié avoir des difficultés à suivre au début, ils ne savaient pas s’il fallait lire le texte, si dense, c’était très compliqué. Au moment où ils ont décidé de ne plus rien faire, de laisser être, de suivre le flot, alors ils ont commencé à vivre quelque chose.

N’essayez pas de trouver un sens, laissez seulement aller, laissez le son être comme un bain de soleil. Il n’est pas important de comprendre même un mot, l’important est de laisser ce mouvement travailler en chacun.

Vous êtes vraiment fidèle au travail de Tarkovsky.

C’est assez risqué de faire une œuvre sur quelqu’un qui est l’un des plus grands réalisateurs du XXème siècle. Pas seulement réalisateur, mais une personnalité colossale. Des amis m’ont dit “ tu sais que tu prends un risque, car il peut y avoir des personnes qui vont attendre de voir Tarkovsky sur scène. On n’a même pas montré une scène de ses films. C’est une performance pour Tarkovsky, pour tout ce qu’il a représenté. Quand j’ai vu que les acteurs commençaient, lors des répétitions, à faire un vrai chemin, j’ai su que cela aurait un impact sur le public. Après 5h de répétition, nous commencions tous à aller mieux, j’étais vraiment heureuse. C’était très étrange comme expérience. Ce n’était pas seulement répéter pour la pièce, mais c’est devenu une étrange thérapie pour le groupe de personnes que nous étions.

 

 

Dimitra Trypani, qui êtes-vous?

Moi, je ne suis personne. Je suis musicienne. Je ne suis pas compositrice, je préfère éviter ce terme. Bach était compositeur. Les autres essayent de faire quelque chose seulement. Musicien, c’est le bon terme. Quand j’étais enfant, j’avais une bonne relation avec la musique. Mon père avait une bonne oreille, et il avait acheté un vieux piano soviétique sur lequel j’ai commencé à jouer à l’oreille des musiques de groupes que j’écoutais, Eurithmics, the Cure, David Bowie… C’était un loisir pour moi. J’étais devenue quelqu’un grâce à cela, j’avais ma propre identité, c’était comme une thérapie.

J’ai ensuite fait des études en Littérature. Après, j’ai travaillé à l’école de musique de Thessalonique. Un jour, je me suis réveillée et je me suis dit que tout ceci n’était pas suffisant. J’avais travaillé plusieurs années, j’avais assez d’argent de côté pour me lancer. J’ai alors fait un master et un PHD en composition, et j’ai travaillé à Londres. Je suis ensuite revenue en Grèce, que j’ai quitté durant 2 ans au moment de la crise, pour finalement y revenir.

Depuis 2009, je travaille avec le NQR Ensemble (Non Quite Right Ensemble). Chaque année, nous présentions une nouvelle œuvre, Andrei est la plus récente. Au début, c’était comme un loisir, nous nous retrouvions après notre journée de travail pour composer et jouer. On ne gagnait pas d’argent, on n’en perdait plutôt ! Puis année après année, on a commencé à avoir un public intéressé par nos travaux. Les sujets étaient du même style qu’Andrei, nous parlions de l’essentiel, des émotions humaines, des préoccupations, des agonies, avec toujours cette recherche du silence.

Depuis plusieurs années, j’enseigne au département de musique à l’université de Corfou.

References

References
1 Journal 1970 – 1986, éditions Philippe Rey
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