Le livre de François Cheng, « De l’âme » (Albin Michel, 2016), vient de paraître en italien, aux éditions Bollati Boringhieri. L'écrivain et penseur chinois y met au défie ceux pour qui l’être humain n’est que pure matière.
Le livre se présente sous forme épistolaire. François Cheng répond à une amie qu’il n’a pas vue depuis 30 ans. « Votre deuxième lettre, que j’ai sous les yeux, je l’ai gardée longtemps avec moi, c’est seulement aujourd’hui que je tente de vous donner une réponse. La raison de ce retard, vous l’avez sans doute devinée, puisque votre missive contient une singulière injonction. "Sur le tard, m’écrivez-vous, je me découvre une âme. Non que j’ignorais son existence, mais je ne sentais pas sa réalité. S’ajoute à cela le fait que, autour de moi, personne ne prononçait plus ce mot (…). A présent, je suis tout ouïe : acceptez-vous de me parler de l’âme ?" » [P. 9-10].
La victoire de l’âme
Répondre à cette demande ne se fait pas sans combat. Pour François Cheng cela signifie d’abord la réhabilitation d’un langage devenu inhabituel. « Votre phrase : "Sur le tard, je me découvre une âme", je crois l’avoir dite à maintes reprises moi-même. Mais je l’avais aussitôt étouffée en moi, de peur de paraître ridicule, ringard. Tout au plus, dans quelques-uns de mes textes et poèmes, j’avais osé user de ce vocable désuet, ce qui sûrement vous a autorisée à m’interpeller (…). Sous votre injonction, je comprends que le temps m’est venu de relever le défi… » [P. 11]. Ce défi consiste à aller au-delà des apparences, à retrouver le caractère unique de chaque personne. « L’esprit peut connaître déficience ou défaillance, dit François Cheng, et ces circonstances – qu’elles soient dues à la maladie, à l’âge, au handicap – nous font réaliser que seule l’âme demeure entière le long du parcours terrestre, en tant que marque indélébile d’une unicité, et finalement, d’une unité d’être. » [P. 68]. « À la fin,, il reste à chacun l’âme » [P. 156]. «L’âme est un mélange d’évidence et de mystère » dit-il encore, et à propos des trois ordres de Pascal : « je reconnais pleinement le rôle de basz du corps et le rôle central de l’esprit. Mais du point de vue du destin d’un individu, encore une fois, c’est l’âme qui prime ; elle qui a sa part la plus personnelle, donc la plus précieuse » [P. 150].
Sept lettres à la recherche de l’âme entre Orient et Occident
Rappelant la distinction biblique entre le corps, l’esprit et l’âme, et comment elle fut élaborée par Saint Paul, François Cheng retrace à travers sept lettres l’effort des penseurs et des poètes à la recherche de l’âme.
Il lance ainsi un défi aux neuroscientifiques qui en sont venus à affirmer la pure matérialité du cerveau. Pour François Cheng en effet, tout le monde s’est demandé ce qu’est l'âme mais très peu ont été capables de répondre. Et cette difficulté subsiste aujourd'hui encore : pour les théologiens comme pour les philosophes, les psychologues ou les médecins, il est presque toujours impossible de sonder l'insondable, comme de définir ce qui ne peut l’être.
Et pourtant, scientistes radicaux mis à part, nous n’avons aucun doute sur l’existence de l’âme, même si nous ne parvenons pas à désigner sa place précise, ni sa substance. François Cheng quant à lui est convaincu qu’elle est liée à la beauté et à la bonté. Cette beauté qui, chez Saint Augustin jaillit de la rencontre de l'intériorité d'un être et de la splendeur de l'univers qui est pour lui le signe de la gloire de Dieu.
Cela fait longtemps maintenant que François Cheng interprète à sa manière « le vrai, le beau et le bon », ces catégories de Platon reprises par Saint Thomas d'Aquin. Ce faisant, il ajoute à la vision occidentale son expérience de poète et aussi la culture asiatique dans laquelle il se sent encore immergé malgré son installation à Paris depuis 1949. Il fuyait alors le régime communiste de Mao. François Cheng se réfère très souvent au taoïsme et cherche dans son effort spéculatif à unifier le meilleur des cultures dont il s’est nourri. Son œuvre offre une certaine synthèse entre l’orient et l’occident.
Lorsqu’il adopte la nationalité française en 1971, il choisit le nom de François en l'honneur de Saint François d'Assise. Et son livre sur l’âme regorge de références à la tradition chrétienne : la mystique Hildegarde von Bingen – « le corps est le chantier de l’âme » -, le poète Pierre Emmanuel dans une ligne qui rappelle « …quand se fend l’écale du corps / Sous la véhémence de l'âme », l'écrivain Georges Bernanos, qui fait dire à Blanche de la Force dans Le Dialogue des Carmélites : « Cette simplicité de l'âme, nous consacrons notre vie à l'acquérir ».
Le chapitre le plus surprenant de son livre est celui dédié à Simone Weil, dont la vie elle-même semble exprimer le concept d'âme. Pour la philosophe et mystique française l'esprit est cette capacité de l'être humain qui lui permet de comprendre et de rationaliser sa vie. On peut désigner cette capacité comme esprit ou comme intellect. En tant qu’instrument de connaissance, elle est fondamentale mais, comme le corps, elle est avant tout au service de l’âme, qui est l'humus naturel et irréductible de tout être.
Rappelant son désir de devenir chrétien, son voyage à Assise puis à l'abbaye de Solesmes, sa rencontre fulgurante avec le Christ, ainsi que son amitié avec le père Perrin ou avec le paysan-philosophe Gustave Thibon, François Cheng conclut que « Simone Weil ne doute pas que l’ultime état de chaque être est son âme qui a absorbé en soi les données du corps et de l'esprit et qui a une partie déjà située dans l'autre monde » [P. 142].
Signature divine
Brisant le sarcasme voltairien qui use de l'intellect au sens étroit et méprise jusqu’à la faire disparaître l'idée même de l'âme ; combattant aussi le dualisme cartésien (les deux ont conduit à un climat « fermé et aride » qui prévaut en France et en Europe), François Cheng parvient à montrer que l'âme n’est pas seulement une manière de parler (« âme jumelle », « supplément d'âme », etc.). L’âme est la part la plus intime, la plus secrète, la plus inexprimable et en même temps la plus vitale de tout être. Elle est le signe indélébile de l'unicité de chaque personne humaine.
François Cheng cite le Prix Nobel de littérature, Gustave Le Clézio : « La grande beauté religieuse, c’est d’avoir accordé à chacun de nous une Âme (…). Etrange présence cachée, ombre mystérieuse qui est clouée dans le corps, qui vit derrière le visage et les yeux, et qu’on ne voit pas. Ombre de respect, signe de reconnaissance de l'espèce humaine, signe de Dieu dans chaque corps » [P. 45].
D’après :
https://www.avvenire.it/agora/pagine/anima-cheng-cina-pensiero-spiritualita-materia
(traduit de l’Italien par C.L. et adapté par V.B.)