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Cowbirds le chant traditionnel par effraction

Polyphonic tracks (Song from Corsica & Sicily) est le premier disque du groupe Cowbirds. Réalisé sous la direction de Clélia Colonna, cet enregistrement profond et original livre une réflexion sur la place du chant traditionnel dans le monde contemporain. 

Pourquoi chanter des polyphonies et monodies corses et siciliennes en dehors du terroir où elles se sont transmises ? Ces chants sont plaisants, certes, mais peuvent-ils subsister en dehors de leur milieu d’origine, comme un arbre arraché dont on espérerait quand même goûter les fruits ? Pour comprendre la démarche de Cowbirds, il faudra plutôt inverser la question : de quoi ces mélodies sacrés ou profanes sont elles enceintes pour susciter ainsi notre attention et notre dévouement ? Ce répertoire n’a-t-il pas quelque chose d’essentiel à nous transmettre qui enrichirait nos modes de vie en nous posant de justes questions ?

La composition du disque constitue une réponse subtile et bien menée. Il commence par une complainte interprétée dans un train autrichien. On imagine la réactions des usagers interloqués puis happés par ces longues modulations. La douceur de la voix cachait une force qui, par surprise, fait advenir un temps d’une autre nature dans les hoquets d’un monde suractif.

Le preneur de son, Nik Hummer, prend aussi des risques. A tout moment, il peut se produire un accident, comme pendant ce Stabat sicilien rugueux et déchirant interprété dans un hall de gare qu’un passant interrompt bruyamment. La tension entre ces harmonies oubliées et les dissonances de la vie moderne est ainsi soulignée. Le chant devient à la fois objet de compassion et porteur du cri de cet homme d’aujourd’hui.

Cette mise en perspective manifeste un savoir faire autant qu’une préoccupation. Ceux de chanteuses qui sont par ailleurs danseuses et chorégraphes. Cowbirds a notamment participé aux fameux festival ImPuls Tanz de Vienne en 2017 et 2018. L’espace, la circonstance, le surgissement de l’imprévu, l’interraction avec le public sont autant d’éléments significatifs avec lesquels composer. Avec un brin d’autodérision, Cowbirds conduit la performance contemporaine à renouer avec la fonction traditionnelle du chant : exprimer une communion fragile dans les rythmes de la vie quotidienne.

Nous sommes également conviés dans la forêt autrichienne où le chant se laissera débordé par la profusion scintillante des oiseaux et dans un choix très soigné de chapelles et d’églises dont les acoustiques entrent en dialogue. Elles chantent par exemple dans la chapelle du Points-Coeur de Vienne, petite pièce s’ouvrant sur le choeur d’une église baroque également utilisée, dont le plâtre et le parquet rustiques rendent le son chaud et confiné des églises corses.

Les chanteuses de Cowbirds ont arpenté les villages de l’île de beauté et de Sicile au cours de longues processions. Elles se sont mises à l’école de la chanteuse corse Jacky Micaelli (1955-2017). Elles ont reçu la leçon essentielle de Natalia Polovinka, passeuse exigeante de la tradition ukrainienne et protagoniste majeure du théâtre contemporain de son pays. Mais il ne s’agit pas tant, on l’aura compris, de transporter artificiellement un format réputé traditionnel dans un monde qui ne l’est plus. Le groupe Cowbirds a encore le soucis de faire advenir la personnalité de chacune des chanteuses. Clélia Colonna, corse, Irene Coticchio, sicilienne, toutes deux riches de leurs traditions, mais aussi la belle voix d’alto de Rotraut Kern, autrichienne et le petit rossignol fluet de Caroline Decker, allemande. C’est en ce sens que Cowbirds retrouve l’essence du chant traditionnel où l’unité n’est pas le résultat de l’uniformisation ou d’une imitation maîtrisée, mais le lieu de l’affleurement de la personne dans sa vérité existentielle et métaphysique.

De fait, les hommes et les femmes de toutes les sociétés traditionnelles ont chanté, parce que précisément, ils étaient une société, une compagnie de vie, un groupe qui pouvait partager ses joie et pleurer ses peines dans une action commune et purificatrice. Le chant transmis était à la fois communion et sagesse : un regard sur des expériences partagées, sur des réalités familières et sur un horizon commun, situé souvent bien plus haut que celui de la Méditerranée. Si notre monde ne chante plus, c’est peut-être qu’il n’y a plus de communauté réelle et qu’il n’a plus d’horizon. Pour reprendre un mot cher au groupe, c’est ce défaut de « philia » qui aurait noué nos gosiers et confiné nos âmes dans l’immédiat.

Un Stabat sicilien interprété durant le concert Ouest & Est dans l’Eglise St. Josef de Vienne (Autriche) le 02. juni 2016.
Chants corses, siciliens, grégoriens et byzantins (Syrie et Ukraine).

Ce qui semble préoccuper les chanteuses n’est donc pas le résultat esthétique ou technique que notre époque exige pour mieux cacher un manque d’âme. C’est plutôt la simplicité et le dépouillement d’une parole qui nous serait enfin adressée. Une parole pour nous, bien qu’on ne comprenne pas ces langues, une parole personnelle et collective à la fois, capable d’ouvrir un espace de relations espérées plus vraies. La performance de Cowbirds se situe donc à l’avant-garde d’une question anthropologique brûlante.

Mais au delà de ces considérations, ce qui saisit l’auditeur, c’est l’affleurement ici et là d’une profondeur maternelle chez ces femmes qui ont chacune connu récemment le trésor de donner la vie. Depuis la nuit des temps, des mères ont chanté à l’oreille de leurs enfants pour les faire naître a ce qu’ils sont. C’est un peu ce que font ces chanteuses à l’oreille de notre monde déraciné.

Commander le CD ou le 33 t. sur le site de Cowbirds.
Se procurer le format Mp3 en soutenant Points-Coeur par ce lien.
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