Le professeur Ferdinand Ulrich fut un ami et un maître pour le théologien Hans Urs von Balthasar. A quelques jours de ses 89 ans, le 11 février dernier, jour de Notre Dame de Lourdes, il est décédé dans une maison de retraite à Regensburg en Bavière.
Ferdinand Ulrich. Photo : Stefan Oster
« La vie n’existe comme telle que dans la mesure (…) où elle se dépasse, où elle s’oublie elle-même. Elle n’est riche que dans la mesure où elle peut être pauvre, c’est-à-dire selon la mesure de son amour… La mort n’a pas à être repoussée au terme de la vie; elle appartient plutôt au coeur de l’existence, non par le simple fait qu’on sait qu’elle adviendra, mais comme un acte, elle est le sceau de l’entrée dans la vie toujours plus pleine. C’est la mort ainsi vécue qui rassemble toute la vie » [1]Leben in der Einheit von Leben und Tod, p. 29-30
Cette phrase est représentative de la vie, de la pensée et de la mort de Ferdinand Ulrich, elle donne le ton de sa métaphysique de l’amour et explique pourquoi Ferdinand Ulrich est encore si peu connu aujourd’hui. Certes Hans-Urs von Balthasar l’a reconnu comme un des plus grands philosophes du XXème siècle, il a fait publier ses livres et s’est inspiré profondément de sa métaphysique, Ulrich a aussi eu des nombreux fils spirituels dont l’évêque bavarois, Mgr Stefan Oster. Finalement une conférence récente à l’institut Jean-Paul II à Washington, a permis de traduire et de faire connaître Ferdinand Ulrich au monde anglo-saxon.
La petite voie de l’être
Né le 23 février 1931 à Odrau (aujourd’hui en Tchéquie), Ferdinand Ulrich grandit comme fils unique. A quatre ans, il souffre sérieusement de la scarlatine pendant plusieurs mois et doit rester en quarantaine. La mère désespérée l’amène dans une poussette à une statue de la Petite Thérèse. C’est le début d’une amitié pérenne, qui lui sauve la vie et le fait entrer dans la « petite voie » de la Sainte de Lisieux. La fragilité est inscrite au cœur de sa contemplation de l’être, car la vie n’est faite pour la « survie », mais pour l’amour. Ferdinand Ulrich a tenté de montrer que la fragilité et la contingence de l’être est une analogie de la kénose de Dieu dans le Christ. L’éclat divin de l’être rayonne dans l’extrême humilité de la Croix.
À la fin de la guerre, le jeune Ferdinand et sa mère se retrouvent dans un camp de prisonniers en Tchéquie. Le père succombe des privations de la guerre et les laisse dans une extrême pauvreté. Néanmoins, grâce au dévouement infatigable de la mère, qui gagne sa vie en acceptant des petits boulots, Ferdinand peut reprendre l’école. Plus tard, il contribue lui aussi à l’économie de la maison en donnant des cours de rattrapage.
Une fois l’école terminée, Ferdinand Ulrich poursuit sa formation en étudiant la philosophie, puis la psychologie, la pédagogie, et enfin la théologie fondamentale – grâce au soutien matériel et intellectuel d’un certain Romano Guardini.. Brillant, Ulrich devient docteur en philosophie à 24 ans et en 1958, à l’âge de 27 ans, il écrit sa thèse d’habilitation en seulement six semaines. À l’instigation de Hans-Urs von Balthasar, sa thèse est publiée en 1961 sous le titre « Homo Abyssus ». Cela reste sans doute le chef-d’œuvre ulrichien.
Ferdinand Ulrich publiera encore plusieurs livres, von Balthasar confesse qu’il y apprend ses propres limites. À partir de 40 ans, il ne publie plus, toutefois il continue d’écrire – il y a donc encore de belles découvertes en perspective. Marié, Ferdinand Ulrich a trois enfants.
Homo Abyssus – le mystère dans l’homme
Dans son premier livre Ferdinand Ulrich propose une « anthropologie métaphysique » : On peut définir l’homme par ses propriétés, l’analyser, étudier sa psychologie etc. – mais la science ne saisit jamais son essence, de façon qu’on puisse le poser comme un objet connu et compris. Dans la personne s’ouvre un abîme, un mystère irréductible aux raisonnements logiques, échappant toujours à notre pensée systématique.
Si la philosophie rationaliste a réduit l’homme à un objet de recherche, il n’y a plus de place pour la liberté. Ou alors, on peut l’introduire a posteriori, comme discours d’une anthropologie fidéiste, qui « veut » la liberté de l’homme. Cette scission entre l’objectivité de l’être humain (objet des sciences) et sa subjectivité en tant que personne, dotée d’une dignité incommensurable, n’est que le sommet du dualisme philosophique. La pensée de Ulrich vient guérir l’opposition radicale des antithèses modernes (être et rien, pauvreté et richesse, vie et mort, enfance et maturité, foi et raison), en approfondissant et corrigeant les intuitions heideggériennes par rapport à la « question de l’être » : « Dans le pas encore de la différence ontologique de l’être à l’étant, le jeu de la grâce avec la nature s’éclaire à nouveau » [2]Homo Abyssus – Das Wagnis der Seinsfrage, p. 12 : la vérité de l’être comme dynamique libre d’un amour, qui s’adresse à l’homme.
« Homo Abyssus », l’homme qui reconnaît l’être lorsqu’il s’y reçoit lui-même dans la gratitude. Il n’est ni pure pensée, ni simplement une chose. Analogiquement, l’homme ne se comprend ni comme « ilot égoïste », qui chercherait richesse et pouvoir, ni comme « une partie de l’Esprit Absolu » perdu dans un mouvement historique de progrès. Ulrich montre le point d’unité dans cet abîme, qu’est l’homme : L’homme n’est pas un « Moi » abstrait fermé sur lui-même, mais il est, dans son essence, rapport au « Tu », différence dialogique. La figure de la liberté humaine est un nous, qui vient d’un amour véritable entre le je et le tu.
Ulrich indique ici le lieu philosophique de la liberté humaine, appelée à suivre dans son obéissance l’être, qui « s’anéantit » pour être le concret. La vocation de l’homme est d’abord et avant tout : se recevoir d’un Autre, devenir ce qui lui est déjà donné, accueillir l’acte de la création. Dans son livre Der Mensch als Anfang (L’homme comme commencement), la crise de la philosophie est résumée dans la question : « Comment est-ce que l’enfance de l’homme est interprétée chez Hegel ou Marx ? » [3]Cfr. Der Mensch als Anfang – Philosophische Anthropologie der Kindheit
La subjectivité n’implique pas un dépassement dualiste (esprit ou sur-homme) de l’être donné. La vérité la plus profonde de l’homme, sa vocation à l’amour, n’est pas en opposition à la vérité de l’être objectif. « Je » suis et deviens moi-même, à partir de la rencontre avec un « Tu », je suis en tant que reçu par l’Autre. Ce rapport s’accomplit dans la réalité qui n’est jamais complètement étrangère à moi, dans le concretissimum de la rencontre avec l’autre (personnes et choses) – dans cette sœur de communauté « très désagréable » et dans les « petites choses » de chaque journée.
Gratuité et kénose : l’être comme amour
La philosophie d’Ulrich n’est pas un système rationaliste et ne se laisse pas réduire à des idées abstraites. L’originalité du philosophe allemand se trouve dans ce mouvement de sa « pensée circulaire », une pensée en spirale qui conduit à la méditation et ne s’arrête pas à l’apparence mais cherche dans toute pensée (classique ou moderne) le rapport à la vérité de l’être dans sa profondeur. Toute expérience et toute pensée est reconduite à une seule vision de « l’être comme amour ».
Chaque fois qu’il parle de cela, Ulrich met un point d’exclamation, comme pour libérer le mot « amour » d’une connotation seulement sentimentale ou moraliste, et rappeler la circularité de la méditation qui s’ouvre ainsi à la totalité du réel. Le but de sa philosophie n’est justement pas d’établir un système universel parfait, qui aboutirait au mot « amour », mais de s’ouvrir à la profondeur du sens authentique de l’être et de l’amour.
Quand Saint Paul affirme que l’incarnation est un « scandale » pour les philosophes, Ulrich reconnaît, qu’un mouvement analogue est déjà présent dans la gratuité de l’être fini : comment se fait-il que cet unum et simplex de l’être absolu s’anéantisse dans le particulier et ponctuel, du devenir et de la multiplicité ? L’obéissance à l’être dans sa contingence nous conduit à ce même « choix », c’est comme une mise à disposition. La fragilité de l’être est comme la condition et la caractéristique de tout don personnel. Ulrich rappelle ainsi que l’être est similitudo divinae bonitatis, c’est-à-dire révélation naturelle de l’amour créateur.
L’expérience originaire de l’étonnement, la question classique de la métaphysique (« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ») trouve chez Ferdinand Ulrich une nouvelle expression : Dans l’être, je suis face à un mystère d’amour kénotique et gratuit duquel jaillit tout bien. Chaque « pourquoi » philosophique évoque cette gratuité absolue, qui est la loi de ma propre existence.
Ulrich permet à sa foi chrétienne d’illuminer sa pensée, « sans jamais quitter le terrain strictement philosophique » (von Balthasar). Il veut plutôt « libérer la philosophie des pseudo-theologumena » [4]Homo Abyssus – Das Wagnis der Seinsfrage, p. 11 de la philosophie laïque. En même temps, il est bien conscient du poids théologique de sa méditation et il ne l’occulte pas : si le « lieu » de la liberté humaine (Abyssus) se trouve dans la nature, c’est ici que doit agir la grâce guérissante. Le salut chrétien se joue dans ce même abîme : abîme d’abandon du Fils, abîme de distance entre Jésus et Marie, abîme de compassion.
Ce qui m’a beaucoup frappé chez le Professeur Ulrich, c’est sa disponibilité et son attention à l’autre, une vraie « hospitalité du cœur ». Quand je l’ai appelé pour la première fois au téléphone, il m’a accueilli chaleureusement en m’invitant à le visiter et à l’importuner avec mes questions. Puis il me dit après un bref silence : « Il faut que vous sachiez, où je suis. J’ai ici devant moi une croix. Sur la croix c’est le Seigneur crucifié, au pied de la croix c’est la Mère, bouleversée de la souffrance de son Fils. Et moi, je me trouve entre les deux. Maintenant vous savez, où je suis… »
Philosophie et Paternité
Avec grande délicatesse, Ferdinand Ulrich s’approche de la question de l’être en tant qu’être, sans jamais prétendre saisir « l’être en soi » ou l’enfermer dans une terminologie « précise » (il souligne que prae-cidere, est une tentation de limiter l’être au maîtrisable, à un sujet de la puissance humaine). Ce qu’il accuse justement dans l’idéalisme (platonique et moderne), est une certaine tentation « d’hypostasier l’être », qui, en voulant saisir la source, séduit la pensée à se fermer au non-maîtrisable (don gratuit, amour) et conclure finalement que « l’être est le néant ».
Ferdinand Ulrich cependant, à la manière d’une « métaphysique négative », ne cesse de répéter avec Saint Thomas d’Aquin que l’être lui-même n’est pas subsistant par lui-même (« ipsum esse – non subsistens »). La positivité de l’être est affirmée, mais justement toujours dans son renvoi et appartenance à l’Autre. La raison est ainsi éduquée à une ouverture authentique et humble, posture juste face à l’irréductibilité et à la gratuité du don.
Le professeur allemand ne propose pas un « système philosophique meilleur », qui serait fruit d’une conquête personnelle. La grandeur et le génie de Ferdinand Ulrich consiste justement dans le renoncement à la « concupiscence » du savoir absolu. Il dépasse la scission fatale entre l’être et l’amour, dans l’unité de son regard : Ulrich éduque le regard de la raison, l’introduit à la gratuité de l’être, l’engendre à la vision métaphysique.
Mgr Stefan Oster, évêque de Passau (Bavière) et lui-même Docteur en philosophie, parle toujours de son ancien professeur comme « maître et père » [5]https://vimeo.com/333248705 comme si cela était une même chose en lui.
La philosophie de Ferdinand Ulrich est nourrissante pour le cœur car elle n’est pas une analyse rationaliste mais une aventure humaine, une expérience qu’il a vécue, une descente dans la fragilité de l’être et de la vie en compagnie de la petite Thérèse et de Saint Thomas, à l’écoute des souffrances et des interrogations de la modernité. Durant les dernières années de sa vie, son cœur d’enfant était particulièrement beau à voir dans ce corps fragilisé par l’âge et la maladie. Il ne parlait pas beaucoup mais transmettait une lumière par son attention, son écoute, sa curiosité et son intérêt pour ses visiteurs.
Qu’il repose en paix.
Merci Leo pour ce magnifique article qui nous fait connaitre celui qui sera sûrement un ami ! Et la question de l’être comme amour est passionnante!
Merci Leo pour ce bel article !
I think he was born un Fulnek un Czech rep. In 1992 i was there with him to see his “family house”.