Les Grecs se sont accrochés à chacun de ses mots pendant trois mois. Chaque jour, l’activité s’arrêtait à 18 heures et les gens se mettaient à l’écoute du briefing quotidien de Sotiris Tsiodras, professeur de pathologie et maladies infectieuses à la faculté de médecine de l’Université d’Athènes. En tant que chef du Comité national d’experts dans la lutte contre le Covid-19, le Dr Tsiodras a incarné le succès de la première bataille du pays contre la pandémie, une victoire qui a été saluée par les médias internationaux. Tout au long de la période critique allant du déclenchement de la crise fin février à la levée des restrictions début mai, il a contribué à rassurer le public grec et lui a appris que, dans ces moments-là, le plus important est l’empathie et l’amour.
Professeur Sotiris Tsiodras
La Grèce a été saluée comme un paradigme pour sa réponse à la première vague de la pandémie. Comment, à votre avis, avons-nous pu obtenir des résultats aussi remarquables ?
En effet, la Grèce a traversé calmement la première phase de la pandémie. Ce fut un énorme succès et un bon point de départ sur lequel bâtir la suite. Nous avons parcouru le chemin ensemble – la population, les scientifiques et l’État. Les conseils des scientifiques ont trouvé des oreilles réceptives. Certaines mesures très difficiles ont été instituées par les dirigeants du pays, et la population les a suivies. Les résultats montrent jusqu’à présent que moins d’1% de la population grecque a été infectée par le virus – comme en témoignent les études initiales d’anticorps.
La réponse de la population n’a pas été simplement cruciale ; elle a également révélé le vrai caractère de notre peuple, sa force d’esprit, sa reconnaissance de la vérité et son sens de la responsabilité personnelle. Lorsque les Grecs entendent quelqu’un et le croient, ils répondent et soutiennent les décisions difficiles qui doivent être prises. De nombreux facteurs ont joué un rôle dans ce résultat positif, mais la chance n’en faisait pas partie. Cela ferait du tort à notre peuple, qui a enduré et endure encore beaucoup pendant cette période. Pour moi, c’est une question de culture. La nôtre est une culture qui se bat pour un avenir meilleur et qui reconnaît la vérité. Nous avons le souci de nos semblables. Ceci, en combinaison avec notre éducation et nos expériences – même les plus traumatisantes passées – a fait ressortir l’esprit grec. Je ne prétends pas égoïstement que nous sommes des personnes spéciales. Nous ne sommes pas uniques dans notre réalisation – d’autres pays ont également obtenu de très bons résultats – mais c’est une réalisation que nous avons le droit de montrer au monde et dont nous sommes fiers, car nous, les Grecs, avons fait ce que nous devions faire.
Le New York Times vous a salué comme un héros et Le Figaro en France a déclaré que vous êtes la raison pour laquelle la Grèce a évité beaucoup de morts. Comment décririez-vous votre contribution à la campagne nationale pour contenir le coronavirus ?
J’étais simplement un homme qui travaillait quotidiennement et le plus consciencieusement possible, avec le reste de l’équipe. Je pense que les gens ont senti que je faisais partie d’eux et que, tous ensemble, nous devions tenir compte des instructions et des directives scientifiques et respecter les réglementations imposées par l’État, alors indispensables. Nous sommes tous les héros du succès de la Grèce. Dès que je me suis présenté devant la caméra, tout ce à quoi je pensais était de dire aux gens la vérité telle que nous la savions à ce moment-là, et je n’étais qu’un instrument participant à cet effort. C’était un poids énorme sur mes épaules et une responsabilité incroyable – une responsabilité sociale, non individuelle, parce qu’il faut toujours être attentif à dire quelque chose qui pourrait être mal interprété ou mal compris. Cela peut facilement se produire, en particulier lorsqu’il y a tellement d’incertitude scientifique et que vous essayez d’expliquer quelque chose à des personnes qui peut-être ne comprendront pas. Les gens doivent comprendre l’incertitude scientifique et les efforts de la communauté scientifique pour la surmonter. Je pense que c’est l’un des plus grands avantages de cette crise: que les gens comprennent maintenant que les scientifiques se battent en première ligne et que ce n’est qu’en passant par cette incertitude qu’ils peuvent atteindre la vérité.
L’un de vos bulletins les plus touchants – pour vous-même, ainsi que pour les téléspectateurs – a été celui où vous avez expliqué l’importance d’aider à protéger les personnes âgées contre les infections. Vos commentaires lors de cette réunion ont démenti le stéréotype selon lequel la science est régie par un ensemble strict de règles qui ne laissent aucune place à l’émotion. Y a-t-il eu un moment où votre propre humanité était en guerre avec le scientifique que vous êtes ?
Il est impossible pour une personne d’exprimer la totalité de son âme tout en essayant simultanément de faire respecter les règles de la science. Mes commentaires sur les personnes âgées venaient du cœur, mais ils exprimaient aussi mon désir scientifique et le potentiel que je voyais pour les protéger. Donc, c’était un mariage des deux. C’était mon cœur qui parlait. Et je veux croire que, se trouvant à ma place, la plupart des gens parleraient de la même manière. Il y a des gens qui croient que les personnes âgées n’ont rien à offrir. Je crois que les personnes âgées sont notre identité, qu’elles représentent à la fois notre propre existence dans le passé et la sagesse des gens qui étaient sur cette terre avant nous ; ils nous montrent le chemin de la lumière.
Avec des qualifications académiques remarquables comme les vôtres – y compris de Harvard et du MIT – vous auriez pu mener une brillante carrière aux États-Unis. Pourquoi avez-vous choisi de revenir en Grèce et quels conseils donneriez-vous aux jeunes étudiants qui sont partis à l’étranger ?
On m’a proposé de rester en Amérique en tant que professeur à Harvard et j’ai refusé. Les critères d’une telle décision sont à la fois idéologiques et personnels. En revenant en Grèce, j’ai senti que je rendais une partie de tout ce que j’avais gagné à mon pays et à mon peuple. Je ne regrette pas d’être revenu. J’aurais gagné certaines choses en restant en Amérique, mais j’ai gagné quelque chose de différent ici. J’ai eu la joie de redonner à ma patrie, aux patients souffrants qui me voient vraiment comme l’un des leurs, sans rien attendre en retour en dehors de mon amour et de mon empathie. Je pense que cela seul m’a comblé et a comblé le vide qui aurait pu être créé par cette décision de quitter l’Amérique.
Qu’essayez-vous d’enseigner à vos élèves et à vos enfants sur la vie et l’avenir ?
Je ne sais pas si je peux me qualifier d’enseignant. Après tout, on dit que c’est la personne qui fait le titre, et non l’inverse. Je pense que parfois, sans que cela soit immédiatement perceptible, nous enseignons aux autres beaucoup plus par nos erreurs que par notre sagesse et nos choix. En tant qu’enseignant, je veux réfléchir avec mes élèves, utiliser mes propres expériences pour comprendre leur situation, me souvenir de mes attentes de la part de mes professeurs à leur âge : une quête de vérité, une discussion sur l’incertitude, un encouragement pour l’avenir. Une acceptation de leurs objections, de leurs interrogations et de leur scepticisme. Une acceptation de ce que j’ai souvent vécu pendant cette pandémie et que je ne maîtrise pas. J’essaie de me sentir comme un étudiant, non comme un enseignant. Et je pense vraiment que c’est la meilleure forme d’enseignement ; un enseignement dans lequel vous pouvez transmettre certains principes de base et permettre à l’autre personne de développer les approches qui lui conviennent le mieux. Je veux faire partie de l’effort, et je pense que les étudiants comprennent ces choses. Maintenant, en ce qui concerne la famille, les choses sont un peu plus difficiles. Les liens sont beaucoup plus étroits et c’est là que vous devez être encore plus libre. Parfois, ne rien dire du tout vaut mieux que de parler.
Les encouragez-vous à ce que leur âme ait un élan plus fort que leur raison ?
Âme et esprit devraient fonctionner en tandem. Je crois que notre âme est la force de motivation vitale qui nous fait avancer. L’amour du patient est quelque chose qui ne s’apprend pas. Vous devez l’expérimenter. Aucune publication scientifique ne peut vous dire comment tenir la main d’un malade ou comment l’approcher avec empathie. Il faut avoir l’humilité de reconnaître qu’aujourd’hui vous êtes peut-être le médecin, mais demain vous serez peut-être le patient. Nous avons tous le même sort. Aujourd’hui je parle peut-être du coronavirus, mais demain j’en serai peut-être la victime. On peut vivre progressivement une telle situation à travers nos expériences en suivant le respect des règles scientifiques. Cependant face à des situations d’abnégation, les règles ne comptent plus.
Quelque chose que nous avons remarqué tout au long de cette conversation, et qui était également évident pendant ces mois à vous écouter à la télévision, c’est votre excellent caractère. La personnalité est-elle une question de nature ou de culture ?
Même si nous l’apprécions tous, la louange n’est pas particulièrement utile. Je n’ai jamais pensé que j’étais génial, je suis juste le moi que je connais, avec toutes mes faiblesses et mes forces, comme toute autre personne. Votre personnalité est une combinaison de vos expériences, y compris l’éducation que vous avez reçue, à la maison et plus tard à l’école, votre relation avec votre propre peuple, l’interaction avec votre environnement et comment vous-même l’affectez. Cela dit, la partie la plus importante est votre propre état intérieur, qui doit provenir d’un sentiment de paix intérieure. Ce sont toutes ces choses ensemble et bien d’autres. L’âme humaine est un abîme, d’où nous devons puiser le bien et contempler avec liberté spirituelle les choses dont nous n’avons pas nécessairement besoin de parler.
Avez-vous eu des modèles en grandissant ? Quelqu’un qui a agi comme votre phare, comme vous le faites peut-être pour vos élèves en ce moment ?
J’ai rencontré beaucoup de personnes dans ma vie qui avaient des talents scientifiques et spirituels, de l’empathie et de l’amour pour d’autres êtres humains. Ce sont les personnes dont je me souviens le mieux. Je me souviens d’un professeur à Harvard, d’une infirmière dans mon hôpital et d’un moine au Mont Athos. J’ai eu le plaisir de suivre une formation dans un hôpital tenu par des infirmières diaconesses qui avaient de la compassion pour leurs patients et qui enseignaient cela aux médecins cliniciens. Par la suite, quand je suis allé travailler dans d’autres hôpitaux, j’ai réalisé que c’était quelque chose qui leur manquait.
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Article paru dans “Blue” – Aegean et Olympic Airlines en juin 2020.
Traduit par Ana Dakarios.