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Pourquoi Arwen décide-t-elle de tout abandonner ? L’amour pour Aragorn est-il suffisant pour renoncer à l’immortalité et à son père, qu’elle aime tant ?

 

 Arwen, extrait du film Le Seigneur des Anneaux

 

Dans un article intéressant sur Le Seigneur des Anneaux, Jésus Beades nous rappelle que la mort est le grand thème qui inspire la mythologie tolkénienne. C’est la clé, nous dit-il,  qui explique « pourquoi l’adieu de la Communauté de l’Anneau lorsqu’ils quittent Lothlórien est si percutant, si doux-amer. Et l’histoire d’amour entre Aragorn et Arwen ». (…) Je me suis rappelée une scène du Retour du roi qui illustre très bien comment non seulement l’amour, mais la fécondité dans l’amour conquiert le destin inexorable de la mort. C’est une scène du film, absente du livre, qu’il me semble que pas même les plus fervents fans de Tolkien ne discréditeraient, car elle nous donne l’un des moments les plus émouvants de la trilogie.

Peter Jackson a écrit le scénario des trois films avec deux femmes : Fran Walsh (la mère de ses deux enfants) et Phillipa Boyens. L’un des objectifs de Walsh et Boyens était de renforcer la présence féminine dans les films. Ils ont donc décidé de prolonger la relation entre Arwen et Aragorn tout au long de la trilogie, en faisant ressortir les détails que Tolkien a cachés, comme un bijou précieux, dans la cinquième partie du premier appendice du troisième livre.

Le principal dilemme de la relation entre Arwen et Aragorn, comme celui de tant d’autres amours dans la littérature, est qu’il s’agit d’un amour impossible. Que peut offrir le mortel Aragorn à l’immortelle princesse elfe ? « Il n’y a rien d’autre que la mort », c’est ainsi qu’Elrond, son père, la prévient après une vision prophétique recréée dans Les Deux Tours. Même si Sauron est vaincu et qu’Aragorn devient roi, l’épée ou la lente érosion du temps finira par arriver, et rien ne pourra atténuer la douleur qu’Arwen ressentira à la mort d’Aragorn. Si elle choisit d’épouser Aragorn, Arwen doit renoncer à sa nature immortelle et, avec elle, à la communion béatifique avec ses semblables dans les Terres Impérissables des Elfes.

Dans les quelques pages de l’annexe, lorsqu’Arwen dit à Aragorn qu’elle le rejoindra et renoncera au Crépuscule, où se trouve « la terre de mon peuple et la maison ancestrale de toute ma race », Tolkien ajoute immédiatement, sans continuité ni conjonctions adversatives, qu’Arwen aimait beaucoup son père. Il laisse ainsi voir un chagrin très intime, à peine perceptible. Fran Walsh et Phillipa Boyens remarquent que quelque chose manque dans la scène : pourquoi Arwen décide-t-elle de tout abandonner ? L’amour pour Aragorn est-il suffisant pour renoncer à l’immortalité et à son père, qu’elle aime tant ? Après tout, il y a ceux qui abandonnent un amour pour d’autres amours, pour un engagement déjà pris, par obligation ou par piété filiale ou, comme on le comprendrait dans l’univers de la Terre du Milieu, par pur amour des siens.

Pour tenter de répondre à la question de savoir comment Arwen décide de partir avec Aragorn, Walsh et Boyens écrivent cette belle scène du Retour du roi à laquelle j’ai fait référence au début : Arwen monte à cheval à travers une forêt, accompagnée d’un entourage d’elfes, vers le port de Mithlond, où un bateau l’attend qui la conduira pour toujours à Valinor, les Terres Immortelles. Là, dans la forêt, elle a une vision, semblable à celle que son père avait eue dans Les Deux Tours, mais cette fois-ci, c’est la vision d’un garçon d’environ cinq ans, courant dans les bras d’Aragorn, déjà un peu âgé. Le garçon rit quand Aragorn le prend dans ses bras, et après qu’Aragorn l’ait embrassé, le regard du garçon se fixe sur Arwen. C’est un regard très intense qui passe de mère en fils, de fils en mère. Le scénario note qu’il s’agit d’un regard silencieux, plein d’une tristesse infinie. Arwen se retourne alors, galopant vers Fondcombe, pour demander à son père de lui raconter la vision prophétique qu’il avait eue sur Aragorn : « J’ai regardé dans ton avenir et j’ai vu la mort » , lui dit Elrond. Et Arwen répond, presque en suppliant : « Il y a aussi la vie… Tu as vu un enfant, mon fils » .

 

 

La puissance de la vision d’Arwen, ce qui la pousse à quitter définitivement les siens, n’est pas l’image de la maternité seule, comme si l’amour pour un fils était une raison plus impérieuse que son amour pour Aragorn. C’est plutôt la vue d’un fils qui met son amour pour Aragorn dans la bonne dimension, la plénitude, la portée de ce qu’une telle union promet. Même si on laisse de côté l’immortalité dans l’au-delà, dont on parle peu dans l’univers de la Terre du Milieu, un fils est la manifestation la plus évidente que l’union d’un couple n’est pas un cercle fermé, une perte de soi aux yeux de l’autre, mais une union féconde, créative, surabondante. L’incarnation d’un amour qui se poursuit dans la vie des enfants. On n’a pas d’enfants pour atteindre une immortalité par procuration, tel Horace dans sa poésie, dans laquelle il évoque que non omnis moriar [1]Vous ne mourrez pas complètement pérenne, mais dans chaque enfant le sang de tous les siens continue à perpétuer et ainsi perpétue la tradition de la vie. C’est pourquoi les arbres généalogiques sont si passionnants, cette image immortelle, où la sève et le sang sont une seule et même chose.

Le dilemme d’Arwen, abandonner son peuple ou son bien-aimé, se résout à la vue du petit Eldarion, littéralement le fils d’Elda, qui est le mot elfique pour « elfe », comme si, par son fils, Arwen et sa lignée étaient encore plus proches d’elle. Même les Elfes immortels gagnent plus de vie dans la vie d’Eldarion, le petit-fils d’Elrond et de Celebrian, d’Arathorn et de Gilraen, héritier d’Elendil et d’Isildur, fils de tous les Elfes.

 

Article de Marcela Duque, paru le 6 février 2021 dans El Debate de Hoy.

Traduit de l’espagnol par CM

References

References
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