Lors de cet hiver particulièrement meurtrier, trois professionnels de la montagne ont perdu la vie. Guide lui aussi, Samuel Schupbach revient sur ce qui fait l’essence de ce métier.
Samuel Schupbach, ici au Simplon
Le vent souffle lorsque nous retrouvons le guide montagne Samuel Schupbach à l’Hospice du Simplon, sur le col du même nom. Les nuages commencent à s’amonceler sur les sommets italiens mais le beau temps résiste encore. « Je n’ai pas la moindre inquiétude pour notre sortie. On va juste éviter de s’approcher de ce sommet et des corniches qui nous surplombent, mais le seul objectif c’est de trouver quelques belles pentes de printemps à skier ». Et d’échanger. Car tandis que la saison des hautes routes bat son plein, la profession a payé un lourd tribut à la montagne. Les accidents impliquant des pros sont rarissimes, mais cet hiver trois guides ont péri sous des avalanches. Tous étaient reconnus comme extrêmement prudents et très impliqués dans la sécurité. La petite corporation encaisse le coup. « C’est à chaque fois incompréhensible. Il y a une torpeur qui s’installe, de celle qui bouscule nos certitudes. Comment cela peut-il arriver alors que, chaque week-end, des miraculés se lancent sans réfléchir ? Et puis, tu retournes en montagne et au bout de quelques sorties, le poids devient moins lourd. Ce n’est pas de la résilience, c’est de se rappeler que cette réalité fait partie de la montagne », lâche notre guide en contournant les premières pentes.
Démystifier la profession
Certains expliquent ces accidents par la fatalité. Pour sa part, Samuel Schupbach n’aime pas trop ce mot. « Cela voudrait dire que quelque chose nous tombe dessus, presque par hasard. Mais aller en montagne, c’est être conscient que le risque existe. Notre métier c’est de tout faire pour le réduire au minimum, même s’il est toujours présent. Et parfois, que ce soit compréhensible ou pas, l’issue est tragique », concède celui qui est aussi secrétaire général de l’association valaisanne des guides de montagne. Reste qu’à chaque série d’accidents d’avalanche, on conseille aux amateurs d’engager un guide, un peu comme s’il s’agissait d’une garantie. « Il faut peut-être démystifier notre profession. Nous sommes comme la plus fiable des ceintures de sécurité en voiture : sans doute un rempart solide contre les accidents mais pas une garantie absolue. Nous restons des hommes et des femmes, avec des perceptions, des sentiments et des vécus différents qui peuvent influencer nos choix ».
Samuel Schupbach a cinq enfants et il n’a jamais quitté sa maison et sa famille en pensant à la mort. « Je suis vraiment au clair avec ça. Pour moi, guider c’est partager la vie. Dans la balance, ça ne laisse pas de place à l’angoisse. Si on y allait pour côtoyer la mort, on ne partirait plus ». Le risque zéro n’existe pas, lance-t-on à tort et à travers. Encore faut-il appliquer ce principe jusqu’au bout. « C’est un peu le problème. Beaucoup sont prêts à l’accepter en théorie, beaucoup moins en pratique, surtout quand cela les touche directement. Le monde est excessivement normé et la montagne, comme le désert ou la haute mer, permet de s’affranchir de ces contraintes. Mais cela suppose d’en être pleinement conscient. Aller vers les sommets avec un guide, c’est peut-être moins risqué que de prendre sa voiture chaque matin ».
Reste que la plus grosse peur est bien celle de perdre un client, comme cela est arrivé la semaine dernière à un guide dans le val d’Anniviers. Parce que la réalité glaciale d’un monde qui veut trouver un coupable se met alors en marche. « Et parce que jamais tu pars en imaginant cela. Tu fais tout pour que ça n’arrive pas. C’est le pire des échecs ».
Trouver du sens
Alors au fond, à quoi bon ? Emmener des gens qui n’ont plus conscience du risque dans un univers dangereux, avec des responsabilités lourdes et pesantes, n’est-ce pas toucher à l’absurde ? Entre deux rafales de vent, on perçoit le soupir de Samuel Schupbach, et on le voit sourire, le nez planté dans le ciel. « C’est absurde mais ce que tu en retires est inquantifiable. C’est un milieu exceptionnel et les hommes s’y révèlent. Le monde est en quête de sens, tout devient extrême et la montagne n’y échappe pas alors qu’elle devrait nous enseigner la simplicité. Guider, c’est revenir à ça ».
À la tête d’un groupe qui amène des adolescents en montagne depuis plus de vingt-cinq ans, il en retire la plus belle des récompenses. « Ce sont des jeunes pour qui cette période compliquée de la vie passe comme un éclair. Lorsque tu arrives à transmettre cette passion, ce goût de l’effort, de la solidarité, de la contemplation, on en revient changé ». Pour une heure, pour un jour ou pour toujours. Voici que nous mettons le pied sur un col, 600 mètres au-dessus de l’hospice du Simplon, quitté une heure plus tôt. Alors que chaque courbe taillée dans une moquette blanche parfaite nous ramène vers la civilisation, ce temps a paru bien plus long et bien plus libre. Et cela suffit à comprendre pourquoi le jeu en vaut la chandelle.
Article publié sur Le Matin Dimanche, le 4 avril 2021