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La Divine Comédie de Salvador Dali

En 1950, le gouvernement italien charge Salvador Dalí d’illustrer la Divine Comédie pour célébrer avec une publication artistique le 700ème anniversaire de la naissance de Dante. Entre 1950 et 1959, Dalí réalise 101 aquarelles représentant les 100 chants de la Divine Comédie, plus la page de titre. Le projet est néanmoins abandonné, car le public italien accepte difficilement que l’illustration du chef-d’œuvre du grand poète national ait été confiée à un espagnol et non à un italien.

En avril 1959, Salvador Dalí présente ses aquarelles à l’imprimeur français, Jean Forêt, qui accepte de les publier avec le texte de la Divine Comédie en français. Après 55 mois de travail acharné pour transposer les aquarelles en planches pour l’impression, le 23 novembre 1963, l’édition est finalement achevée. Les aquarelles de Dalí sont reproduites à l’aide d’une technique de gravure sur bois en couleur ; celle-ci implique la réalisation de 3500 blocs en bois, 35 blocs pour chacune des 101 aquarelles, qui permettent de rendre la très riche palette de couleurs utilisées par Dalí, avec toutes leurs nuances.

En 1964, l’éditeur Jean Forêt publie 33 livres de luxe de la Divine Comédie illustrée par Salvador Dalí ; ces livres sont très spéciaux car à côté des lithographies issues des gravures, ils contiennent aussi les aquarelles originales. En même temps, Jean Estrade des Éditions d’art Les Heures Claires publie l’édition commune de l’ouvrage, avec un tirage de 4765 exemplaires.

L’Enfer surréaliste de Salvador Dalí

Dans l’illustration de la Divine Comédie, Salvador Dalí oscille toujours entre la « réalité » et le « rêve ». Il parvient ainsi à représenter la « surréalité » dénuée de toutes contraintes de la raison, de l’esthétique et de la morale, qui se traduit dans la dimension onirique, abstraite, fantastique et freudienne, comme soulignent les critiques de son art.

L’Enfer en particulier est caractérisé par une prédominance du surréalisme qui, dans la représentation du Paradis, cède progressivement la place à la dimension réaliste et expressionniste, dans une sorte de passage du chaos, de la folie et de la « paranoïa » de Dalí, à l’ordre et à la sécurité qui traduit sa religiosité.

Dans l’illustration des chants de l’Enfer, en particulier, Dalí utilise tantôt les canons esthétiques du réalisme, tantôt ceux du surréalisme. Si d’un côté le peintre est très attentif aux normes classiques de la représentation naturaliste du corps humain, le plus souvent il insiste sur son idiome personnel d’élongations fantastiques, de visions oniriques, d’accentuation « cannibale » ou « mandibulaire », d’images sexuelles et de juxtapositions grotesques.

Dans son interprétation de la Divine Comédie, en particulier, Salvador Dalí est fortement tributaire de la méthode psychanalytique de Sigmund Freud, qu’il a rencontré en 1939. Ainsi écrit Jean-Pierre Barricelli:

« His hallucinatory sights may be based on everyday images, but they are transformed by their oneiric treatment, like dreams floating from the subconscious, disparately brought together. [1]Jean-Pierre Barricelli, Dante’s Vision and the Artist. Four Modern Illustrators of the Commedia, New York, Peter Lang Publishing, 1992, p. 82

Ses vues hallucinatoires peuvent être basées sur des images de tous les jours, mais elles sont transformées par leur traitement onirique, comme des rêves flottant du subconscient, assemblés de manière disparate.

Toujours fidèle à la description poétique des personnages et des événements décrits dans la Divine Comédie, dans sa transposition picturale, Salvador Dalí exprime sa vision existentielle et psychanalytique de la réalité humaine, qui le ramène dans l’Enfer de Dante, où il retrouve la solitude spatiale de la réalité humaine.

L’éloignement

Dans le chant I de l’Enfer, le peintre voit l’éloignement de l’homme et du poète de la rectitude. L’aquarelle inspirée de ce chant est dominée par la dimension onirique, créée par la perspective profonde et solitaire de la friche qui domine le tableau.

 

 

Les objets d’arrière-plan sont brutalement réduits : les roches sont isolées et des arbres sont peints dans le vide, sans leurs racines ; la lumière très basse sur la droite semble manipulée de manière artificielle, pour créer une atmosphère d’hallucination et de rêve.

Le mouvement du poète qui marche dans la forêt obscure, la selva oscura, est accentué par l’allongement extrême de son ombre. Ici, Dante commence son voyage dans l’au-delà et s’éloigne du cours naturel de sa vie terrestre :  cela est rendu visible par un chemin représenté comme un sentier droit, fait par deux lignes parallèles, qui se perdent vers l’infini.

« Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita. »

« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai dans une forêt obscure,
dont la route droite était perdue.»

(Enfer I, 1-3)

Dans l’aquarelle de Dalí, l’ombre allongée du poète – son altérité immatérielle et profonde – est projetée vers l’arrière et se croise perpendiculairement avec le chemin droit, dessiné selon les règles géométriques de la perspective. L’opposition entre le mouvement en avant du poète et la direction vers l’arrière de son ombre, entre le chemin connu et l’inconnu du désert qui l’entoure se transforme dans la représentation d’une crux, la croix dessinée par l’ombre horizontale et le chemin vertical. Les deux dimensions entre lesquelles l’homme se débat constamment : les contraintes de sa nature matérielle et l’aspiration vers le Divin.

Dante se perd dans une forêt obscure, la selva oscura, qui est la forêt de l’erreur et de la perdition, en s’éloignant du droit chemin, la dritta via, voie de la rectitude morale et spirituelle. Dans l’aquarelle de Dalí, l’éloignement est aussi celui du voyageur qui avance dans le vide du désert et de l’inconnu, qui perd tous ses repères de la réalité.

Le paysage est ici dominé par une mélancolie obsédante, en cohérence avec le sentiment de solitude que Dante exprime au début du chant II de l’Enfer, lorsqu’il est seul, io sol uno, en face du voyage qu’il s’apprête à affronter, prêt à « soutenir la guerre du chemin et de la piété », a sostener la guerra, sì del cammino e sì de la pietate, qui l’attend :

« Lo giorno se n’andava, e l’aere bruno
toglieva li animai che sono in terra
da le fatiche loro ; e io sol uno
m’apparecchiava a sostener la guerra
sì del cammino e sì de la pietate,
che ritrarrà la mente che non erra.»

« Le jour baissait, et l’air obscurci
délivrait de leurs fatigues les animaux
de la terre ; et moi seul
je me préparais à soutenir les épreuves
du chemin et de la pitié,
que retracera ma mémoire qui n’erre point »

(Enfer II, 1-6)

 

Les béquilles

La béquille est l’un de motifs préférés de la peinture de Salvador Dalí, que nous retrouvons déjà dans l’Autorretrato blando con locha de bacon asado de 1941.

 

Selon la définition de Dalí, les béquilles sont des structures en bois généralement utilisées comme supports des structures molles, dont la tendresse indique la faiblesse selon la philosophie cartésienne.

Ce motif se retrouve dans plusieurs aquarelles de l’Enfer. Au chant XIV, le blasphémateur est peint par un visage allongé, avec la peau ébranlée et molle ; les cavités des yeux et du nez sont vides ; les dents sont cassées ou tombées. L’extrémité de ce visage monstrueux est soutenue par une grande béquille, indiquant que le blasphème suggère des prémisses faibles et vulnérables (Fig. 6).

 

 

Le nez crapuleux de la flatterie décrite au chant XVIII montre l’infirmité de l’obséquiosité.

 

 

La béquille qui soutient le nez semble devenir les mains minuscules d’un corps informe, qui se réduit à un visage en décomposition où seuls les trous de la bouche et des yeux sont reconnaissables. Sur la droite, quatre os entrent dans l’images, suspendus dans l’air, sans aucun lien apparent avec le portrait de la flatterie ; ils semblent être les fruits des pensés de Dante (ou de Dalí ?), agenouillé devant l’image monstrueuse de ce vice.

Au chant XX, dans la quatrième fosse du huitième cercle de l’Enfer (les Malebolge) où sont punis les devins et les sorciers, Dante retrouve la sibylle Manto qui a donné le nom à Mantoue, la patrie de Virgile. Comme les autres divins qui sur la terre prétendaient voir devant eux, Manto a la tête tournée vers le dos et elle ne peut que regarder en arrière ; elle avance à reculons en pleurant et ses larmes tombent derrière elle. Salvador Dalí représente Manto avec des fesses colossales et disproportionnées qui, pour les lois de la physique, doivent être soutenues par une béquille qui devient une partie même du corps.

 

 

La neuvième fosse des Malebolge

Au chant XXVIII de l’Enfer, Dante se trouve dans la neuvième fosse des Malebolge, où sont punis les semeurs de scandales, les schismatiques et les hérésiarques.

Le châtiment auquel ils sont soumis est analogue à leur crime : leurs membres sont coupés et divisés à coups de glaive, ils pendent plus ou moins mutilés et séparés de leur corps, selon le degré de division qu’ils ont provoqué sur la terre. Dante décrit ainsi ceux qui se trouvent dans cette fosse :

« Già veggia, per mezzul perdere o lulla,
com’io vidi un, così non si pertugia,
rotto dal mento infin dove si trulla.
Tra le gambe pendevan le minugia ;
la corata pareva e ’l tristo sacco
che merda fa di quel che si trangugia.
Mentre che tutto in lui veder m’attacco,
guardommi e con le man s’aperse il petto,
dicendo : « Or vedi com’io mi dilacco !
vedi come storpiato è Mäometto !
Dinanzi a me sen va piangendo Alì,
fesso nel volto dal mento al ciuffetto.
E tutti li altri che tu vedi qui,
seminator di scandalo e di scisma
fuor vivi, e però son fessi così. »

« Nul tonneau, fuyant par la barre ou les douves,
n’est aussi troué qu’un damné que je vis,
fendu du menton jusque là d’où les vents s’échappent.
Entre les jambes pendaient les boyaux :
à découvert était la courée, et le dégoûtant sac
où en excréments se transforme ce qu’on mange.
Tandis que sur lui je tenais mes yeux fixés,
il me regarda, et avec la main s’ouvrit la poitrine,
disant : « Vois comme je me déchire.
Vois comme dépecé est Mahomet :
devant moi Ali va pleurant,
le visage fendu du menton jusqu’à la chevelure.
Tous ceux qu’ici tu vois furent, de leur vivant,
des semeurs de scandale et de schismes ;
et pour cela sont-ils fendus de la sorte. »

Enfer XXVIII, 22-36

 

 

Dans sa représentation, Salvador Dalí suit les vers de Dante. Comme tous les semeurs de discorde, il est une figure horriblement éventrée en partie clouée au sol comme Caïphe, une perche lui transperce la tête et il lutte avec ses multiples longues langues et ses intestins. Les langues, en particulier, sont le symbole de l’hypocrisie de ces damnés. Leurs langues sont allongées et trompeuses ; l’une ayant été sur-utilisée est suspendue mollement au-dessus d’une béquille.

Le troubadour Bertrand de Born

Dans la même fosse de Mahomet, Dante rencontre le troubadour Bertrand de Born, poète et militaire. Il se trouve parmi les semeurs de discorde car, dans sa vie, il a mis l’un contre l’autre Henri II Plantagenêt et son fils Henri le Jeune. À la mort de ce dernier, le 11 juin 1183, Bertrand de Born compose la poésie funèbre (planh), Mon chan fenisc ab dol et ab maltraire, où il exalte les qualités du jeune prince. Toutefois, coupable d’avoir séparé deux hommes si proches, il est puni et obligé de courir sans relâche en portant dans sa main sa tête détaché du corps, en guise de lanterne.

 

 

De plus, comme dans la vie il a séparé ceux qui étaient unis par lien familial, Salvador Dalí représente le troubadour avec le corps démembré et coupé en morceaux, de manière presque chirurgicale.

« Io vidi certo, e ancor par ch’io ’l veggia,
un busto sanza capo andar sì come
andavan li altri de la trista greggia ;
e ’l capo tronco tenea per le chiome,
pesol con mano a guisa di lanterna :
e quel mirava noi e dicea: « Oh me ! »
Di sé facea a sé stesso lucerna,
ed eran due in uno e uno in due ;
com’esser può, quei sa che sì governa.

« Je vis certainement, et il me semble encore le voir,
un buste sans tête aller comme
allaient les autres du triste troupeau.
Avec la main il tenait, par les cheveux,
la tête pendante, en façon de lanterne,
et la tête nous regardait et disait : « Hélas ! »
Il se faisait de soi-même une lampe,
et ils étaient deux en un, et un en deux ;
Comment cela se peut, le sait celui qui ainsi l’ordonne.

Enfer XXVIII, 118-126

Lucifer cannibale

Lucifer que Dante décrit comme un démon avec trois têtes et trois visages, dans l’aquarelle de Salvador Dalí devient un seul visage, engloutissant ou aspirant un corps humain visible uniquement à travers ses jambes, qui pendent de la bouche du monstre.

 

 

Le Lucifer de Dalí devient un monstre cannibale, un dévoreur cosmique, une goule biologique qui, fixée dans la glace du Cocyte, conserve toute apparence humaine de la brutalité.

La dépravation du mal qui est à l’origine de la désintégration sociale est ici représentée par le symbole de l’os perçant une peau fissurée et cassée. Cette image répugnante apparaît à plusieurs reprises dans les dessins de l’Enfer de Dalí, par exemple dans l’image du thésauriseur titanique transportant les rochers au chant VII(Fig. 3), ou encore dans le portrait de Mahomet (Fig. 9).

Cette image apparaît également dans le crâne fissuré de Lucifer, à travers lequel le peintre fait saillir un os de lance comme une version ironique de la lance par laquelle Saint Michel Archange le terrasse dans la guerre des Anges.

Le voyage onirique de Salvador Dalí à travers la Divine Comédie nous montre l’extraordinaire actualité de l’œuvre poétique de Dante, qui nous appelle encore aujourd’hui à nous interroger sur le rapport entre le bien et le mal, entre le divin et le terrestre, entre l’homme et Dieu.

Du 4 novembre 2020 au 21 mars 2021, les aquarelles de Salvador Dalí illustrant la Divine Comédie ont été exposées à la Fondation Majid à Ascona

Regarder le reportage de la TVSVIZZERA.IT sur l’exposition 

References

References
1 Jean-Pierre Barricelli, Dante’s Vision and the Artist. Four Modern Illustrators of the Commedia, New York, Peter Lang Publishing, 1992, p. 82