Home > Dossier Dante Alighieri > Quelle bande-son pour le Purgatoire ?

Quelle bande-son pour le Purgatoire ?

Le Purgatoire est le lieu où les esprits se purifient, où ils s’adaptent à la contemplation divine qui les délectera au Paradis. Cette purification, nous l’avons déjà dit dans un précédent article, se fait notamment, chez Dante, par la pratique chorale. Dans les lignes qui suivent, nous présenterons de manière un peu plus détaillée l’environnement auditif du « deuxième règne », puis nous confronterons nos observations avec un répertoire musical qui nous a semblé pouvoir les refléter.

 

Salvador Dali – Purgatoire

 

L’ouïe, sens privilégié pour s’approcher de la vision de Dieu

Avant tout, rappelons une évidence : Dante nous transmet son expérience par un chant, une matière verbale destinée à être déclamée et entendue. C’est une peinture sonore qu’il offre à son public : que ce public consiste en une assemblée nombreuse ou qu’il se réduise à un lecteur-auditeur solitaire, l’ouïe est le premier sens sollicité.

Quand on s’intéresse à l’aspect sonore du Purgatoire dantesque, on est surtout frappé par l’aspect fragmentaire, allusif, mystérieux, des sons et des voix qui se font entendre. Si l’on excepte les dialogues noués entre Dante et les âmes en travail, les paroles dites consistent en des citations sacrées (psaumes, hymnes de l’Office) ou profanes (de l’Antiquité romaine surtout), paroles dont les sources (hommes, anges) sont souvent voilées. Le personnage de Dante est en effet environné de voix qui le prennent de dos, qui l’atteignent latéralement, qui le frôlent, et dont les locuteurs, quand ils se découvrent, ne le font généralement qu’après coup. De plus, lorsqu’une hymne, un cantique ou un psaume s’élève, le poème n’en cite qu’un ou deux vers : cela s’explique bien sûr par le fait qu’il aurait été mal venu, à l’aube du 14ème siècle, de citer in extenso des textes que tout lettré savait par cœur. Néanmoins, ce caractère elliptique et masqué des voix crée, à la lecture, un effet de mystère, d’incomplétude, qui suggère l’imperfection des âmes souffrantes.

Une autre caractéristique des phénomènes sonores du Purgatoire tient à leur variété. On y entend aussi bien des murmures, des soupirs, des paroles (proférées à mi-voix ou à pleine voix) que des chants à l’unisson (en solo ou choraux). À la fin de l’ascension, Dante aura à soutenir la brillance d’un chant polyphonique et polychoral combiné à une chorégraphie : les sept Vertus (les quatre cardinales et les trois théologales) présenteront un concert désormais presque céleste. Ainsi, au fur et à mesure que l’on gravit la sainte montagne, les paroles et les chants se font plus complexes.

D’autre part, il faut relever que ce Purgatoire, loin d’être le lieu d’une installation sonore fade ou terne, est traversé de manifestations acoustiques souvent très violentes (cris des âmes qui s’émondent et cris des anges, déflagrations, coups de tonnerre). Notons que cette démesure sonore ne consiste pas seulement en une puissance dynamique brute, mais qu’elle se double (oxymore étonnant) d’une suavité elle aussi extrême. Par exemple, les portes du Purgatoire s’ouvrent avec fracas et douceur :

« Je tournai à ce premier tonnerre
Et « Te Deum laudamus » me semblait-il entendre
D’une voix mêlée au doux son de la porte
Semblable à celle qu’on perçoit
Quand on se met à chanter avec l’orgue,
Comprenant tantôt oui, tantôt non, les paroles. »

(chant 9, v. 139-145)

 

Les phénomènes sonores du Purgatoire sont donc fragmentaires, imprévisibles, variés, parfois trop puissants et trop délectables. Globalement, on évolue vers un alliage sonore toujours plus intense de violence et de suavité.

De fait, c’est l’ouïe qui semble, chez Dante, le sens mieux proportionné à la rencontre progressive avec Dieu : plus d’une fois, quand Dante et Virgile cherchent leur voie ou que le disciple défaille, ils retrouvent leur orientation vers Dieu grâce à ces paroles et à ces chants. Parfois même, il suffit d’un simple souvenir auditif suffit à attendrir le poète et à relancer son ardeur.

Les paroles qui retentissent dans les zones traversées renseignent Dante sur les fautes qui s’y expient, en même temps qu’elles semblent concourir à la purification des pénitents. Par exemple, une bribe de verset biblique comme « En hâte, Marie », évoquant la sollicitude de Marie pour Élisabeth, manifeste et peut-être contribue à effacer les péchés de paresse, tandis que d’autres cris (comme « Sodome et Gomorrhe ! ») rappellent et flétrissent les manquements à la pureté. Ces paroles, qui traversent les airs comme d’invisibles phylactères, soignent donc les pécheurs tantôt en les accusant et en les incitant à la pénitence, tantôt en stimulant leur désir de progression par le rappel de vertus héroïques.

Enfin, la musique chorale qui suit les réprimandes que Béatrice a adressées publiquement à Dante ouvre à ce dernier l’accès libérateur aux larmes bénies. Le réconfort et l’aide apportés par la musique sont soigneusement décrites, par une comparaison particulièrement développée :

« Comme la neige entre les troncs vivaces
se congèle sur l’échine d’Italie,
soufflée et serrée par les vents slaves,
puis, quand elle a fondu, coule en elle-même,
dès que respire la terre où l’ombre se perd,
pareille à la flamme qui fond la chandelle ;
ainsi, je fus sans larmes ni soupirs
avant le chant de ceux qui suivent toujours
l’harmonie des roues éternelles ;
mais quand je saisis dans les doux accords
leur compassion pour moi, comme s’ils disaient :
« Dame, pourquoi l’avilis-tu ainsi ? »,
la glace qui s’était raidie autour de mon cœur,
se fit eau et soupir, et jaillit dans l’angoisse
de ma poitrine, par la bouche et les yeux. »

(ch. 30, v. 85-99)

 

Avant de pouvoir contempler Dieu, le pénitent est donc façonné et purifié, dans un environnement sonore dépaysant, puissant, par des paroles efficaces qui le rendent capable de la rencontre divine.

Quel programme musical pour refléter le Purgatoire ?

Cherchant dans nos souvenirs un programme musical qui rendrait compte de ces dimensions du Purgatoire, qui pourrait en être le poème symphonique, nous avons pensé à Stella matutina, un récital singulier imaginé et réalisé en 2005 par le Week-end Guitar Trio et l’ensemble Vox clamantis de Jan Eik Tulve. Précisons que ce CD n’a pas été réalisé comme une illustration possible du Purgatoire de Dante : c’est donc nous qui tentons cette analogie, et les comparaisons ci-après n’auront d’autre but que de déterminer dans quelle mesure ce CD correspond, ou non, à l’environnement sonore que nous avons décrit ci-dessus – la haute qualité de ce projet musical et de sa réalisation, qui ne fait aucun doute à nos yeux, ne sera aucunement remise en question.

Des similitudes apparaissent d’emblée. Premièrement, l’alliage de deux univers musicaux a priori si éloignés (chant grégorien a cappella / sonorités électriques) suggère un vaste espace et produit, chez l’auditeur, une sensation de dépaysement et d’étrangeté, qui ne sont pas sans rappeler l’expérience de Dante transporté dans des régions inconnues.

 

Vox clamantis, Stella matutina

 

D’autre part, les longs préludes ou interludes instrumentaux des guitaristes ainsi que les deux morceaux pour guitares seules (intitulés Séquences I et II), parce qu’ils consistent le plus souvent en des notes tenues, en couleurs sonores dont le spectre évolue sans mouvement pulsé, créent un effet de dilatation temporelle. Ils isolent les moments chantés les uns des autres et mettent en évidence les paroles sacrées : ces dernières en reçoivent une dignité et un caractère fragmentaire qui les rapprochent des paroles sacrées qui retentissent au Purgatoire.

Lien vers le site de Mirare : plage 6 – Ave Maris Stella

De plus, au milieu de ces plages instrumentales étranges (qui évoquent pour nous des zones intersidérales), les moments de déclamation grégorienne, parce qu’ils ont un contenu sémantique identifiable et parce que nous les rattachons à une fonction liturgique, parce qu’elles expriment des élans humains, sont perçus comme étant clairement orientés, adressés, comme les paroles-phylactères mentionnées plus haut.

Enfin, il est à noter que la dernière plage du CD, intitulée « Litania », plus rythmique, ponctue le récital en lui garantissant une forme de climax – même si ce dernier reste très peu saillant -, avant que la musique ne sorte de notre champ et ne s’évanouisse. Cette discrète apogée peut être mise en relation avec la progression musicale du Purgatoire aboutissant au concert dansé des sept Vertus.

Lien vers le site de Mirare : plage 8 Litania

Les similitudes entre le poème et le récital sont donc indéniables. Est-ce à dire pour autant que Stella matutina reflète l’ensemble des qualités sonores du Purgatoire dantesque ? En fait, l’analogie que nous avons tentée montre vite ses limites.

Tout d’abord, Stella matutina est dénué des contrastes dynamiques qui pourraient faire pendant aux violences sonores auxquelles est soumis Dante dans le deuxième règne. Les musiciens nous offrent l’opportunité de contempler attentivement un matériau sonore très réduit : ce processus méditatif nous permet d’expérimenter, les yeux pour ainsi dire fermés, une forme de lâcher-prise, une impression de dilution de soi. Or, cette expérience « spirituelle » diffère pour le moins de celle que décrit le Purgatoire : l’ascension réalisée par Dante implique non seulement un dépaysement, mais aussi le choix volontaire d’une nouvelle orientation, qui n’évite pas les expériences douloureuses. Enfin, la progression de Dante pèlerin se fait par l’éducation progressive de son intelligence à la Vérité, par l’acquiescement à des enseignements révélés de l’extérieur – rien de tel n’est suggéré par le très beau récital Stella matutina, qui suit manifestement un autre programme.

Il faudrait donc chercher ailleurs (mais existe-t-elle seulement ?) l’œuvre musicale qui évoquerait fidèlement les différentes facettes sonores du Purgatoire. Nous ne pouvons qu’inciter les lecteurs de Terre de compassion à tendre l’oreille, à se mettre eux aussi en quête et à nous faire part de leurs trouvailles.