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La gloria di Colui che tutto move
per l’universo penetra, e risplende
in una parte più e meno altrove.

La gloire de Celui qui meut toutes choses
Pénètre l’univers, et resplendit
Davantage en un point et moins ailleurs.

(Paradis I, 1-3)

 

Dès le premier vers du Paradis, Dante nous plonge dans ce qui sera la matière de son chant : « La gloria di Colui che tutto move », la gloire de Dieu. Après l’Enfer et le Purgatoire, Dante arrive à la dernière étape de son voyage dans l’au-delà, le Paradis. Il atteint l’objet de sa quête, de la quête de toute âme humaine : la vision de Dieu. C’est pourquoi ce troisième cantique de la Divine Comédie est également le plus important.

 

Gustave Doré, La ronde des anges, illustration du chant 31.

 

Le Paradis : cœur oublié de la Divine Comédie

Une lecture moderne de Dante, héritée du Romantisme du XIX° siècle, néglige souvent le cantique du Paradis, le jugeant moins intéressant que l’Enfer, et trop ardu. Etudier la Divine Comédie se réduit ainsi à lire beaucoup l’Enfer, un peu du Purgatoire, et quasiment rien du Paradis, ce qui fut l’expérience de beaucoup dans les écoles italiennes par exemple. Cette interprétation constitue en réalité un contresens par rapport au projet de Dante. Jacqueline Risset, qui a publié récemment une très bonne traduction de la Divine Comédie en français, souligne dans son Introduction : « le long poème que nous appelons Divine Comédie a été conçu en fonction non pas de l’Enfer, comme le XIX° siècle a tenté de nous le faire croire, mais en fonction du Paradis » [1]Paradis, Introduction, p.5 .

Il est vrai que le Paradis peut dérouter le lecteur contemporain en raison de sa densité poétique et de sa profondeur théologique. Mais qui fait l’effort de s’y plonger découvrira la richesse éblouissante de la vision et de la langue de Dante. Le poète était d’ailleurs lui-même conscient de la difficulté de ce troisième cantique, et en avertit le lecteur au début du deuxième chant :

Oh vous qui êtes dans si petite barque
désireux d’écouter, et suivez
mon vaisseau qui va chantant,

retournez revoir vos rivages :
ne gagnez pas la haute mer, car peut-être,
me perdant de vue, vous resteriez égaré.

L’eau que je prends n’a jamais été courue ;
Minerve y souffle, et Apollon me conduit,
et neuf Muses me montrent l’Ourse.

Vous, peu nombreux, qui de bonne heure
avez dressé le col au pain des anges, dont
on vit ici-bas mais qui jamais ne rassasie,

vous pouvez mettre en haute mer
votre navire, en gardant mon sillage
avant que l’eau ne redevienne étale.

(Paradis II, 1-15)

 

Le poète compare son poème du Paradis à un voyage intrépide en haute mer : que celui qui a peur de se perdre retourne au port, mais à celui qui a l’audace de suivre le poète dans sa route exigeante, est promis le « pain des anges », c’est-à-dire Dieu lui-même.

« L’eau que je prends n’a jamais été courue » : Dante met en valeur le défi poétique inouï dans lequel il se lance : chanter le Paradis, c’est-à-dire essayer de décrire par des paroles humaines, limitées, la beauté de la réalité divine, infinie. Il reconnaît sa disproportion face à cette tentative surhumaine, et redit régulièrement, au cours des 33 chants du Paradis, l’impuissance de ses vers à égaler la réalité contemplée.

Cependant le poète ne renonce pas à son entreprise. Il fait appel aux divinités antiques liées à la poésie : « Minerve y souffle, et Apollon me conduit, / et neuf Muses me montrent l’Ourse ». Une telle invocation à des dieux païens peut surprendre le lecteur moderne. Il s’agit en fait d’une tournure poétique habituelle pour le Moyen Age chrétien. Les poètes recourent à la mythologie antique, qui fait partie de la culture médiévale, non parce qu’ils croiraient à l’existence de ces divinités, mais pour leur richesse symbolique. Ainsi invoquer Apollon, dieu de la poésie, est une image pour évoquer l’origine divine de l’inspiration poétique : pour chanter le Paradis, art et talent humains sont insuffisants, le poète a besoin de l’aide de la grâce divine. Selon la vision du Moyen-Age, dans laquelle Dante s’inscrit, le grand poète est aussi prophète, son inspiration est un don de Dieu.

Monter au Paradis : « Trasumanar »

Le premier chant du Paradis est à lire dans la continuité du Purgatoire. Dante, après avoir passé la dernière épreuve de la confession, se trouve en compagnie de Béatrice au sommet de la montagne du Purgatoire. Maintenant qu’il est « puro e dispuesto a salire a le stelle » [2]Purgatoire XXXIII, 145 , il va pouvoir monter au premier ciel du Paradis.

 

 Dante et Béatrice s’envolant, miniature de Giovanni di Paolo, XVe siècle

 

Comment exprimer cette ascension, qui signifie passer de l’ordre naturel à l’ordre surnaturel ? En effet, la montagne du Purgatoire était encore une réalité terrestre : dans son imaginaire poétique, Dante la situe dans l’hémisphère sud du globe terrestre, encore inconnu à l’époque médiévale. En revanche le Paradis, que Dante représente d’abord comme une succession de plusieurs ciels, est une réalité surnaturelle, qui sort du cadre humain spatio-temporel.

Pour évoquer ce changement d’ordre, le poète invente un verbe, « trasumanar », qui pourrait se traduire par « outrepasser l’humain » : « Trasumanar significar per verba / non si poria » (« outrepasser l’humain ne peut se signifier par des mots », [3]Paradis I, 70 . Dante souligne encore le caractère ineffable de son expérience, que le langage est insuffisant à dire. Le poète outrepasse donc les limites de la langue et emploie un mot nouveau pour transmettre quelque chose de sa vision. A expérience nouvelle et unique, langage nouveau et unique. La création de mots, les néologismes, est une caractéristique de la poésie de Dante dans le Paradis. Son génie poétique se manifeste dans ces inventions verbales intraduisibles, mais riches de sens dans leur contexte.

Pour évoquer cette expérience indicible de monter au Paradis, Dante recourt aussi à l’image de la lumière. Il décrit son ascension de la terre aux sphères divines comme une explosion de lumière, phénomène qui se renouvellera à chaque passage d’un ciel à un autre : le poète ne sent pas physiquement la montée, car il est hors du cadre spatio-temporel. Il remarque simplement une intensification de la lumière, et voit Béatrice devenir à chaque fois plus belle et plus lumineuse. Cette lumière est le reflet de la gloire divine, de laquelle s’approche le poète. Dante décrit la force de cette lumière à travers de riches images poétiques, comme celle du jour et du soleil :

« Et soudain il me sembla que s’ajoutait
jour au jour, comme si le Tout-Puissant
avait paré le ciel d’un autre soleil.

Béatrice était toute aux éternelles sphères
qu’elle fixait de ses yeux ; et moi en elle
je fixais mes regards, détachés de plus haut. »

(Paradis I, 61-67)

 

De l’amour humain à l’amour divin : une montée naturelle à la suite de Béatrice

Dante et Béatrice, enluminure du XIV°s, Venise, Biblioteca Marciana

 

L’ascension de Dante au Paradis est rendue possible grâce à Béatrice. Après avoir suivi Virgile en Enfer et au Purgatoire, c’est maintenant sous la conduite de Béatrice que chemine le poète. L’enchaînement des regards dans les vers précédents souligne son rôle de médiatrice : Dante ne peut pas encore regarder directement le soleil, mais il fixe Béatrice, qui, elle, fixe le soleil, symbole de Dieu. Béatrice en effet vit déjà dans la vision de Dieu au Paradis, parmi les bienheureux, et peut à son tour y introduire le poète.

C’est par son amour pour Béatrice, amour maintenant pur et fidèle, que Dante accède au Paradis, à la sphère de l’Amour divin. Dante confère ainsi à l’amour humain une dignité audacieuse pour son temps : il en fait la porte d’entrée qui mène à l’Amour divin, l’instrument de la grâce pour approcher l’homme de Dieu. Béatrice, la femme aimée, se convertit en guide, à la fois souriante et ferme, mère attentive et sage théologienne qui fait entrer Dante dans les mystères divins.

« Alors celle, qui voyait en moi tout comme moi,
pour apaiser mon âme troublée,
avant que je demande, ouvrit la bouche,
et commença :
« (…) Tu n’es pas sur terre, comme tu le crois ;
et la foudre, fuyant son séjour,
ne court pas plus vite que toi tu le fais (…)
Ne t’étonne plus, si je m’imagine bien,
de ton ascension, non plus que d’une rivière
descendant de la haute montagne au fond la vallée.»

(Paradis I, 85-88, 91-93, 136-138)

 

 

Dante n’a pas compris qu’il est entré au Paradis et s’interroge sur l’origine de l’intense lumière qui lui apparaît. Béatrice, qui « voit en lui comme lui-même », devance sa question pour lui répondre. Comme tous les bienheureux qui vivent en Dieu, elle peut lire dans l’âme de Dante, et lui explique cette mystérieuse ascension, rapide comme l’éclair. Comme la rivière qui descend naturellement la montagne, l’âme humaine retourne naturellement à Dieu, quand elle se trouve lavée du péché. Elle peut alors suivre librement son désir naturel qui est de voir Dieu. Dante qui s’est lui-même purifié de ses péchés au Purgatoire, suit le même chemin et monte ainsi « naturellement », sans s’en rendre compte, au Paradis.

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References

References
1 Paradis, Introduction, p.5
2 Purgatoire XXXIII, 145
3 Paradis I, 70