Il y a quelques années j’ai intégré une école d’art pour acquérir une technique de peinture à l’huile. Entré par la petite porte j’ai d’abord servi de modèle avant de pouvoir, l’année suivante, accéder aux cours. Je me sentais privilégié de pouvoir passer le seuil de cet atelier, même si ce n’était pas (encore) pour peindre. Lors des temps de poses, voué à l’immobilité, j’écoutais « le maître » avec respect ; puis lorsque le temps était venu pour les étudiants de prendre une pause, j’essayais en observant leurs travaux d’y retrouver les conseils prodigués. Heures après heures, jours après jours, les portraits devenaient pour les uns de plus en plus ressemblants et vivants, pour les autres de plus en plus…décevants. Un même exercice dans de semblables conditions, les mêmes conseils, menaient à des résultats tellement dissemblables ! En étaient-ils certains moins doués que d’autre ? Moins appliqués ? Les premiers de la classe étaient-ils des virtuoses du pinceaux ? Étaient-ils des surdoués hors-normes gratifiés de dons exceptionnels ?
© Frédéric Eymeri
Lorsque j’ai enfin pu rejoindre cette école, côté palette et pinceaux cette fois, j’ai rapidement constaté qu’il n’en était rien et que finalement, nous partions tous à peut près du même niveau zéro avec de semblables capacités. Il m’est apparu au fil des jours que ceux qui n’arrivaient pas au but visé n’étaient pas moins doués que les autres, seulement, ils ne se mettaient pas à l’école du maître. Savaient-ils seulement que cela était possible ? Tout commence pourtant là, dans cette attitude d’attente curieuse et respectueuse, dans cette conscience de dépendre, dans cette confiance offerte. Pour l’heure il n’y avait rien de plus à prouver que d’ordonner son désir à la parole d’un autre, un autre qui a déjà parcouru le chemin et en connaît la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur. Il aurait fallu pour eux, et pour qu’ils y arrivent, une année préparatoire à la classe, une année pour apprendre à apprendre, pour se mettre à l’école de l’école. Récemment, un spécialiste médical me parlait de ses douze années d’études. Il me confiait : « Il n’est pas besoin d’être bien malin, il suffit de ne pas être pressé. »
Il me semble aujourd’hui voir partout le principe perçu dans cet exemple concret. Ces deux attitudes, celle qui permet d’apprendre et celle qui ne le permet pas, m’apparaissent de plus en plus comme un soubassement essentiel, une incontournable première pierre, un fondement sans lequel tout s’ébranle et s’écroule. Davantage même, je crois que nous n’en aurons jamais fini d’aller à l’école de l’école. Sans cela nous ne pouvons que préparer un effroyable gâchis, une formidable perte de temps, et souvent une grosse perte d’argent. Il m’arrive d’enseigner et que ce soit la peinture ou la philosophie, c’est le même écueil qui empêche la transmission. La place est déjà prise par un « je sais déjà » venu de je ne sais où. L’adhésion est interdite par l’impossibilité d’une confiance, par le refus de la prise de risque que cela nécessite. Les nains, jadis montés sur des épaules de géants, aujourd’hui veulent le plus souvent marcher seuls. Ils ont la fierté d’avoir leurs pieds qui touchent le sol mais la hauteur de vue des Lilliputiens. Ils sont à l’école sans y être. Ils pensent qu’ils y sont, mais ils n’y sont pas. Pourtant, ils sont méritants. Ils apprennent tous les cours par cœur, ils répètent ce qu’ils savent devoir dire pour recevoir le diplôme nécessaire. Cependant, la matière ne les pénètre pas plus que l’eau ne pénètre un caillou qui s’y baigne. Ils savent déjà…
© Jean-Marie Porté
J’aide mes enfants à s’habiller, à faire leurs devoirs, à bricoler et j’entends lors même qu’ils sont encore novices en la matière, qu’ils « savent déjà », qu’ils « font autrement ».
Je discute souvent avec des adolescents, et là encore, les certitudes entendues sous leurs traits juvéniles m’affolent. « C’est facile à faire, j’ai vu un tuto sur YouTube… » L’apprenti en sait souvent davantage que l’ouvrier qualifié et expérimenté, le novice se pense maître spirituel. Tout se passe comme s’il fallait à tout prix éviter la démarche d’apprentissage, le long chemin de la maturation. Au mieux, si elle est acceptée, il faut pouvoir « sauter des étapes », trouver par soi-même un autre chemin.
J’écoute la radio, je regarde des émissions télévisées. Là encore, chez les adultes, c’est souvent le même constat ; la violence en plus. Chacun sait. Chacun a la solution. Si peu interrogent les faits. Rares sont ceux qui se mettent loyalement à l’école du réel. La conséquence est une déjà longue dérive… En dépit de toutes observations élémentaires, de toute sagesse ancestrale, de nouvelles vérités sont soudain proclamées. C’est comme si aujourd’hui, la réalité naissait d’abord dans le cerveau, comme si la chose objective devenait insignifiante, malléable. Il n’est plus de levier possible pour soulever le monde. Le réel est soigneusement contourné (ou pillé des seules richesses qui peuvent servir l’affirmation cérébrale qui se veut la norme). La quantité fait le genre et la qualité. Aujourd’hui elle prétend faire la vérité. Comme la quantité fluctue, la vérité, qui lui est devenue relative, doit suivre. Le fait incontournable, l’évènement, doit coûte que coûte se plier à cette fluctuation. C’est la tyrannie des cerveaux mal pensants, l’épuisante propagande de ceux « qui savent déjà », qui ne se mettent jamais à l’école et surtout pas, à l’école de l’école. C’est, je crois, le dictat de ceux qui ont peur, qui ont peur de faire confiance à plus grand qu’eux, qui ont peur de ne pas tout maîtriser. C’est en cela qu’ils sont prévisibles, ils contournent toujours le risque que réclame la vie pour revenir à eux-mêmes, pour affirmer leurs choix rétrécis. Même brillants, ils sont vains, ce sont les hommes du bruit qui jamais ne peuvent dépasser le centre qu’ils se savent être. Il n’est en réalité pas de vie plus triste que celle qui, par ce moyen, cherche à s’affirmer. Il n’est pas de certitudes plus inquiètes que celles qui refusent de prendre l’étroit chemin de la connaissance.
Si je regarde autour de moi, il m’arrive aussi de regarder en moi, et je constate cette même tendance toujours naissante et renaissante, toujours prête à prendre les commandes et à les imposer. Si je n’y prends pas garde, cela devient rapidement un océan agité et ravageur. Peut-être est-ce là, dans cette option préférentielle pour soi-même, dans cette crispation native qui interdit de sortir de soi, dans cette incapacité à se mettre à l’école de l’école, que niche le berceau de toute idéologie. Je crois que cette incapacité à entrer dans une simple obéissance aux choses mène à la destruction. Je crois qu’il est urgent à nouveaux, d’apprendre à apprendre.
Fonder sa vie sur un « je sais déjà » boycotte l’apprentissage pour une immédiateté creuse et illusoire. Rien ne sera jamais fondé sur un mirage sinon un effondrement perpétuel. L’effondrement des repères d’hier devient le repère du jour, repère qui lui-même annonce déjà des signes d’effondrement et ainsi de suite… L’effondrement, devient le seul élément pérenne, la seule mémoire, la seule perspective, la norme.) Dans le premier film de la série Matrix (il est parfois bon de connaître ses classiques), Morphéus dit à Néo (qui est pourtant l’Élu) : « Connaître le chemin, ce n’est pas arpenter le chemin ». Il y a une différence entre « savoir comment il faut faire pour planter un clou », et « planter un clou ». La distance entre les deux affirmations, à certaines heures, peut se faire sentir douloureusement sur le bout des doigts. Je crois qu’il y a une phase de confrontation nécessaire avec la matière, et ce, qu’elle soit sensible ou intellectuelle. Sans cela, il ne reste qu’un monde inaccessible, de plus en plus lointain et complexe, un monde rétréci aux limites de mon impuissance à le saisir. Pour un pas de danse, combien d’heures de travail ? Pour un raisonnement droit, combien d’heures d’observation ? Accepter d’arpenter le chemin avec des règles qui ne viennent pas de soi-même est sûrement un des grands défis de notre temps. Ceux qui marchent déjà sur ce chemin ne savent que trop qu’il y a toujours à apprendre. Ils sont de ces gens qui savent se réjouir d’un champ bien labouré, d’une symphonie bien interprétée, d’un vin équilibré et singulier. Ils savent que derrière une prise de décision juste ou un fromage parfaitement affiné il y a l’audace d’un engagement et l’habitude de l’exercice. L’aisance du musicien soliste sous la pression d’une salle comble est le couronnement d’un long, très long chemin. Il débute avec Socrate qui aux fondements de la philosophie inscrit pour toujours « je sais que je ne sais rien ». Rien, pas même « aller à l’école »…
© Jean-Marie Porté
Aussi, pour apprendre à aller à l’école, je regarde l’école en ses heures d’enfance et constate l’attitude des bons élèves. Je découvre leur confiance en la bonté de la maîtresse, leur curiosité croissante, leur appétit de découverte et de savoir. Ils ne fuient pas. Mieux, ils sont reconnaissants. J’aime les voir s’appliquer à mettre en œuvre les consignes données. « Trace le bâton de la lettre de haut en bas, jusqu’au point. » Ils ne refusent pas l’obstacle. J’aime les voir quémander du regard une évaluation. « C’est bien, tu as un peu dépassé mais tu vas y arriver. Recommence et fait attention à ne pas faire la même erreur… » Ils ne nient pas. Ils veulent « jouer » encore. Apprendre est comme un feu en eux, un feu dont ils sentent le bienfait. Ils veulent faire plaisir et se faire plaisir. Ils veulent réussir et ils savent que pour cela, il faut écouter et mettre en pratique ce que dit la maîtresse. C’est si simple… « La forme est langue de l’esprit. Et ce qui importe, c’est ce qui est communiqué, même si la médiation demeure. La formation ne consiste pas à accumuler des matériaux, mais à se laisser former peu à peu par le modèle lui-même. L’érudition est littéralement le processus par lequel l’homme s’efforce de dégager la vie spirituelle et divine des voiles qui la recouvrent et, ainsi comblé et enthousiasmé par elles, il devient érudit. » [1]Hans Urs Von Balthasar, Gloire une esthétique théologique. ed Johannes Verlag .
Lorsque je vais pratiquer le Taekwondo, j’aime arriver en avance et regarder les enfants apprendre cet art martial. J’aime la ferveur qu’ils mettent dans leurs coups de pieds encore maladroits. J’aime leur persévérance à ne pas y arriver 100 fois de suite. J’aime à regarder la patience du maître qui sans se lasser répète et fait répéter. J’aime à l’entendre encourager et féliciter ce qui est bon dans le geste. J’aime à le voir tenir haute l’exigence et j’aime l’enfant qui naturellement y tend. J’aime enfin l’heureuse fierté et de l’un et de l’autre lorsque le but est atteint. J’aime me mettre à l’école de l’école et apprendre d’elle comment accueillir la source de la vie. J’aime cela, car toute chose me devient ami. J’aime cela car l’erreur n’est plus un obstacle et l’obstacle n’est plus infranchissable. J’aime me mettre à l’école de l’école car ce que j’apprends d’elle me rend le monde plus grand et rien n’est trop grand pour qui sait être petit. J’aime cela, enfin, car toute chose, de la plus grande à la plus insignifiante me devient un maître à entendre, à questionner, à suivre.
References
↑1 | Hans Urs Von Balthasar, Gloire une esthétique théologique. ed Johannes Verlag |
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J’aime beaucoup cet article !
Merci Fred! Ce texte est emblématique du sens profond de la vie chrétienne abandonné depuis des lustres : l’obéissance liée à l’amour, la suite comme un jeu d’enfant, comme un feu. On comprend mieux les authentiques enjeux d’une éducation chrétienne féconde qui ne dépend pas d’abord d’un « je sais » ou d’un « j’agis » mais d’une écoute, d’un regard, d’une observation d’un maître qui donne au chemin de devenir une aventure passionnante.
Merci pour cet article ! Reste à trouver le moyen de se réveiller soi-même lorsqu’on emprunte cette pente glissante, de sortir la tête du guidon… Heureusement que les artistes vous êtes là pour provoquer ces sursauts !
Je me permets de partager un principe de Don Giussani tiré du Risque Educatif qui rejoint ce que tu dis sur la nécessité de SUIVRE. Cette écoute de maître porte une espérance pour nous, les nains, sur les épaules des géants…
« L’hypothèse de travail, au fond, représente la certitude que l’on a du positif de ce qu’on entreprend, positif sans lequel rien ne bouge, rien ne se conquiert. On ne peut alors voir ce jaillissement de découvertes, cette suite merveilleuse de progrès et de contacts qui définissent le développement et l’éducation d’un être, c’est-à-dire son « introduction à la réalité totale », sans une signification présentée de manière solide, intense et sûre à l’individu en train de se former. »
Luigi Giussani, le Risque Educatif, Nouvelle Cité, 2006, page 69
Merci Frédéric !