Qu’est-ce donc que la mort, du point de vue chrétien ? Celui qui meurt connaît, d’expérience, la conséquence dernière du péché. Il endosse la pleine responsabilité de l’agir de l’homme, se soumet à la vérité et au jugement, non d’ailleurs dans l’isolement et le désespoir, mais inclus dans la Rédemption qu’opère l’amour de Dieu. La mort n’est plus l’obscurité redoutable, suprême conséquence du péché, elle fait bien plutôt participer l’homme à cette transformation par laquelle la magnanimité de Dieu a changé la fin en un nouveau commencement. Elle est le passage qui mène à la vie nouvelle.
Vers la Lumière, © Anne Gallot
Et nous retrouvons là cet arc, dont il fut parlé. Dans le Christ, l’être de l’homme subsiste à nouveau, allant à Dieu et venant de lui. Non pas seulement « de nouveau », mais en une modalité neuve, prodigieuse modalité de l’Incarnation du Fils de Dieu. Dans la foi nous devons y prendre part, non de par notre être, propre et de plein droit, mais par grâce. Néanmoins, réellement ; Paul ne cesse de redire que l’existence humaine est vie du Christ dans l’homme et de l’homme dans le Christ. En lui, pour chacun de nous aussi, l’arc s’élève et se projette à nouveau ; quant à la mort, elle est l’obscurité que traverse l’arc.
La vie nouvelle qui fait suite à la mort n’est pas simple durée permanente de l’âme, que son immatérialité rend indestructible. La mort serait alors telle que Platon l’a pensée : la libération des limites et des pesanteurs du corps, pour atteindre la liberté d’une existence purement spirituelle. Ce que le Christ a conquis de haute lutte et a annoncé à un tout autre sens, d’une dimension toute divine, et en même temps profondément accordée au plus intime de nous-mêmes : le salut, non de l’âme seule, mais de tout l’homme ; la rénovation de l’homme par la puissance créatrice de Dieu. La mort garantit le sérieux de ce salut et de cette rénovation, car sans elle le contenu du message du Christ serait pure imagination. La mort du Christ est la manière dont il a fondé cette rénovation dans la réalité de l’être. Notre mort à nous sera la manière dont nous y participerons dans la droiture.
La vie nouvelle qui succédera à la mort n’est pas une extension de la vie terrestre jusqu’au domaine de l’au-delà, ni le simple accomplissement de la fondamentale volonté de vivre. En ce cas, la mort ne serait qu’une irruption d’une forme de vie en une autre, une transmutation commandée par une loi interne de son être, analogue au processus par lequel le papillon se glisse hors du cocon décomposé. Ce que le Christ a opéré et annoncé n’est pas nécessité ontologique mais grâce. La nouvelle existence vient en qualité de don gratuit de l’acte créateur de Dieu : elle est en même temps accomplissement de l’homme, dont c’est le mystère de subsister, en dernière analyse, non par la loi, mais par la rencontre avec Dieu et avec sa liberté aimante. Quant à la mort, elle est cette dure barrière qui sépare cette liberté d’amour de tous les jeux de l’arbitraire. La mort du Christ est la grave affaire du Dieu aimant : notre mort, la grave affaire de l’homme qui est aimé de Dieu.
Puisqu’il faut partir, © Anne Gallot
La vie nouvelle qui doit faire suite à la mort s’enracine dans les rapports personnels avec le Christ. Il est difficile d’exprimer la différence : les concepts et les mots doivent être transposés à un autre plan. Ce qu’on trouve « de l’autre côté » de la mort n’est pas une surélévation de ce qui est « de ce côté-ci » ; ce n’est pas que le sens de l’éternel éclate simplement à nos yeux, ni que l’abîme de la Divinité s’entrouvre et se communique, ou quelque chose de la sorte, cela repose plutôt entièrement sur la personne du Christ. La vie éternelle, c’est communier à la consommation de sa vie, de cette vie à laquelle il a accédé à travers la mort. Le fait que le Christ nous aime et nous appelle à entrer dans cet amour rend possible la vie éternelle. Qu’il nous donne libéralement la communauté de l’amour, fonde et conserve cette vie. C’est dans l’amour qui va jusqu’à la Rédemption que le Christ a assumé notre destinée. En ce même amour, il nous fait participer à la sienne. Dans le mystère de la foi et de la nouvelle naissance, nous pénétrons jusqu’à la consommation de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ.
Ainsi la mort est cette suprême démarche que, la main dans la main du Christ, nous risquons hardiment vers la grande promesse. Tout ce que la mort peut apporter d’oppression et de dislocation, d’impuissance et d’agonie, tout cela contient la mort du Christ, mais ce n’est là que l’une des faces tournées vers nous de cette réalité dont l’autre face se nomme Résurrection.
Romano Guardini, Les fins dernières, p. 21-22