J’ai rencontré Jacek lors d’un vernissage d’une exposition d’art contemporain à Brooklyn. La galerie était pleine, vibrante, bruyante. Un homme plus âgé était assis, un peu à l’écart. Je suis venu m’asseoir près de lui et nous avons parlé. Il était, – m’a-t-il dit en roulant les “r” – , peintre et poète. Je lui ai proposé de venir le visiter à son studio, ce qu’il a accepté aussitôt avec joie. J’appris plus tard que c’était la toute première fois depuis le début de l’épidémie que Jacek était sorti de chez lui. Il avait vu passer une annonce sur Facebook et il était sorti de chez lui ce soir là — sur un coup de tête qui s’avéra un coup de la Providence, car ce devait être la toute dernière visite que Jacek recevait à son studio.
Jacek: la dernière photo
Ma visite fut remise de plusieurs jours en raison de tests médicaux dont les résultats inquiétaient Jacek. Deux semaines plus tard, cependant, je gagnais en vélo ce quartier de Brooklyn un peu reculé, un peu loin de tout, où résidait Jacek : Brownsville. Au deuxième étage d’un immeuble vieillot et silencieux, j’entrais dans son appartement : deux petites pièces, guère plus 30 mètres carrés au total, où se serraient les unes contre les autres quatre-cent peintures suspendues, étendues, empilées les unes sur les autres ! Jacek m’accueillit avec joie et me fit assoir comme un roi, sur le divan élimé, constellé de taches de peinture.
Avec une sorte de joie nerveuse, il se mit à choisir, parmi le foisonnement de toiles qui nous entouraient, celles qu’il désirait me montrer. Un triptyque inspiré de la Divine Comédie retint aussitôt mon attention : le chaos de l’enfer, le pommier en fruit du purgatoire, la lumière du paradis. Puis il me montra une toile inspirée de Rembrandt : un moulin en feu, un pont, et, sous l’arche de ce pont, le reflet lointain du soleil sur la mer. Il y avait dans ses toiles, côte-à-côte, splendeur et tragédie. C’est lorsqu’il sortit son album de famille que je compris un peu mieux d’où venait cet étrange mélange dont Jacek semblait avoir le secret.
Jacek dans son studio
Jacek est né en Pologne, à Cracovie, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Son père, m’explique-t-il en me montrant la photo d’un jeune homme élégant au visage sévère, était chef du peloton d’exécution de la résistance polonaise pendant la guerre. Et sa mère, cette mère qu’il aimait tant et qu’il a si peu connu (elle est morte alors qu’il n’avait que 7 ans), c’était une amie du jeune Karol Wojtila à l’époque où celui-ci, avec la compagnie du “théâtre rhapsodique”, était dans la “résistance culturelle” — “il en pinçait pour elle”, commenta Jacek avec un sourire pensif, “mais mon père avait déjà pris son coeur…” C’est avec le jeune Karol que Jacek reçut les sacrements et son éducation religieuse. Il se souvient aussi de ces matins (Jacek n’avait alors guère plus de 3 ans) où sa mère, en partant au travail, le déposait au château où il prenait son petit déjeuner à la table du cardinal Sapieha, servi par Karol Wojtila.
La Divine Comédie : enfer, purgatoire, paradis
Lorsqu’au terme de la visite je pris une photo de Jacek il dit avec un rire un peu triste : “Bonne idée, ce sera peut-être la dernière.” La semaine suivante, je visitais Jacek à l’hôpital. Il était minuit passé et il était aux urgences. Il me vit arriver avec soulagement. Cette nuit-là, je découvrais un nouvel épisode de la vie de Jacek : comment il avait étudié la peinture et comment il était venu ici, à New York, afin de poursuivre sa passion. C’était les années où Andy Warhol (également Polonais) menait la danse à New York et Jacek se retrouva dans ce cercle où il côtoyait toutes les “stars” du moment. Avec des étoiles dans les yeux, il fit mémoire de son amitié avec le poète Allen Ginsberg, d’une promenade avec Fellini et d’une conversation passionnée avec Czeslaw Milosz.
Cependant, comme beaucoup de ceux qui sont tombés sous le charme enivrant mais illusoire de ces années, Jacek a vieilli seul, tragiquement seul, avec ses souvenirs et ses 400 toiles, dont beaucoup n’ont jamais été montrées à personne. Rien n’était plus déchirant que de voir cet homme tourner vers l’infirmière un visage suppliant et lui dire : “Vous devez me ramener chez moi. Vous comprenez, toutes mes peintures sont chez moi et je n’ai personne. Si je meurs, elles iront sur le trottoir et partiront à la décharge. J’ai une responsabilité envers elles, c’est l’œuvre de ma vie!”
La Divine Comédie, le Purgatoire (détail) : le pommier
Lorsque je visitais Jacek chez lui, une semaine plus tard, je le trouvais allongé au sol, en proie à une douleur intense, respirant à grand peine, les mains comme saisies dans la glace. Les secours arrivèrent et l’emportèrent en ambulance. Je quittais Jacek au milieu de la rue avec la promesse de le visiter, ce que je fis le surlendemain. Jacek était dans le coma. Il y resta une semaine avant de retourner à la maison du Père. C’est avec tristesse et gratitude que je fais mémoire de notre si brève mais si belle amitié. Tristesse car elle m’a rappelé quelle terrible solitude est parfois cachée dans l’anonymat de notre ville. Gratitude, car m’a également rappelé, avec une évidence indéniable, la bonté de la Divine Providence (et, dans ce cas, j’en suis certain, de l’intercession de Saint Jean-Paul II pour son élève et ami d’autrefois) qui a permis que Jacek, avant de comparaître devant le Trône de Dieu, appelle un de ses humbles prêtres “son ami”. Repose en paix, Jacek.
Toile inspirée de Rembrandt : Moulin en feu, pont, soleil levant