Le Sacre du Printemps, dans son adaptation de 1984, rejoué dans le film mémorial sur Pina Bausch « Danse, danse, sinon, nous sommes perdus » est une des créations de la grande artiste-chorégraphe parmi les plus frappantes, fascinantes, dérangeantes et consolantes. La musique originale de Stravinsky avait déjà suscité à son époque un tollé. Il y eu beaucoup d’adaptations de cette célèbre musique mais celle de Pina révèle une touche unique.
Sur une scène couverte de terre poussiéreuse, les danseurs honorent l’avènement du printemps et débutent des rituels de célébration et de compétition. Une jeune femme est choisie pour être la victime sacrificielle et elle doit danser elle-même jusqu’à sa mort. Dans la chorégraphie de Pina, se joue aussi une opposition entre les groupes d’hommes et de femmes, parfois antagonistes, parfois tendres, jusqu’à ce que se fasse le choix ultime – choix du destin – de celle qui sera sacrifiée. Brutal, dur, profondément théâtrale, la chorégraphie est atavistique, rythmée à la seconde près, dans un mélange de calme et de panique. Il est difficile d’y être insensible, quelque que soit le sens du ressenti créé. Il y a tout à la fois: de la peur, du désir, du désespoir, de la colère. L’aspect de la poussière, qui se colle et imprègne tout, personnes et environnement, est saisissant. Le sentiment diffus d’inconfort incorporé dans la musique et dans les danseurs se répand.
Vanessa Manko, américaine, ancienne danseuse elle-même, devenue une écrivaine célèbre, qui fut si bouleversée et rejointe par cette chorégraphie exprime ce qu’est le monde de la danse ainsi : « Les danseurs sont des créatures différentes. Ils sont cloitrés dans des studios tout le jour, répétant ou performant jusque tard le soir, et ils ont une certaine prédilection pour le perfectionnisme. C’est une vie monastique. »
Elle exprime cet effet détonnant et porteur de vie qu’a eu la représentation du sacre du printemps chorégraphiée par Pina sur elle.
« J’étais familière de tous types de genre de danse et de techniques —Graham, Cunningham, Balanchine, Cecchetti, Vaganova, Limón—mais rien ne pouvait me préparer à Pina Bausch. »
« Je me souviens avoir quitté le Palais Garnier et marché dans les rues de Paris de nuit, changée. Je n’étais pas certaine de comment j’avais changé, mais j’ai ressenti que toute la peur et l’inconfort qui m’a poursuivi toute cette année avait bondi hors de moi pour aller sur cette scène. Pour la première fois depuis longtemps, je me suis sentie moins seule. Ironique, considérant que je venais de regarder la danse de l’élue jusqu’à sa mort- la plus solitaire de toutes les positions et rôles, si seulement cela en est un. Tard dans la nuit, alors que j’essayais de m’endormir, il m’était difficile de m’enlever les images de la performance de mon esprit. Les cercles rituels, les corps se contractant et convulsant sur le rythme de la musique de Stravinsky, les moments plus légers, ils continuent de me hanter. Et je revoyais la terreur dans le visage de la femme choisie, son désespoir alors qu’elle agrippait l’air et ramenait son poing serré sur son ventre, encore et encore et encore. Cela me semblait un miroir de certains de mes tumultes et angoisses intérieures. J’étais touchée par sa fragilité et vulnérabilité mais aussi par sa force féroce. Elle semblait exprimer la perte et la peine mais aussi un désir ardent, espérant plus – toujours plus – la vie. Après avoir vu le sacre du printemps, j’ai pu sentir à nouveau. »
Les émotions exprimées dans la danse et par la danse viennent vivre dans le spectateur. Pina demandait à ses danseurs, alors qu’ils cherchaient le « bon » mouvement pour la chorégraphie de la musique de Stravinsky : « Comment danseriez-vous si vous saviez que vous allez mourir ? ».
Elle-même disait « J’adorais danser parce que j’avais peur de parler. Quand je bougeais, je pouvais sentir ». Tout ce profond travail (car c’est un travail) de sentir et de faire ressentir pousse à devenir vivants, de vrais vivants, qui n’excluent pas la mort, la douleur, la peine, la colère mais qui en le vivant en vérité apportent compassion au monde, et vie aux autres, leur rappelant de l’intérieur la profondeur de leur mission.
« De les regarder danser – cette danse en particulier – m’a fait désirer danser à nouveau. J’aspirais à bouger ainsi, à ressentir les notes dissonantes de Stravinsky par mon être, …C’est une étrange danse à désirer danser. C’est de la peur et de la panique incarnée et aussi du désir et du désespoir. Le mouvement est pesé, grinçant, déséquilibré et presque animal. C’est tout l’opposé du ballet avec sa grâce légère, ses allures éthérées et composées […] Combien ironique, combien humiliant pour moi, de trouver à cette seconde représentation, alors que je regardais, qu’il n’y avait rien que je désirais plus que d’être une danseuse – à nouveau. »
C’est une belle chorégraphie à contempler à l’approche des jours saints, où nous désirons contempler le Christ, Celui qui a souffert comme aucun sur terre, par amour, dans Sa descente dans notre misère et la Mère, Celle qui l’a suivi dans Sa descente, par compassion.
Photos: Stéphanie Berger. Pina Bausch, The rite of Spring, 1984, Performance view, Brooklyn Academy of Music, New York, 2017.