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Un fait divers surprenant (de bêtise)

Les causes à défendre sont nombreuses et semblent toutes plus vitales les unes que les autres, aussi, l’action menée par des activistes du groupe Letzte Generation (dernière génération, en français) est à peine apparue sur la toile. Quelques journaux et posts dans les réseaux ont tout de même narré l’anecdote. Faisant suite à l’aspersion par de la sauce tomate du célèbre tableau « Les tournesols » de Van Gogh à la National Gallery (Londres), mi-octobre 2022, une toile de Monet, « Les meules », a été à son tour maculée, cette fois-ci de purée, au musée Barberini de Potsdam, en Allemagne. L’action a été précédée et conclue par un slogan creux (pléonasme) destiné à afficher la revendication des militants. « Est-ce qu’il faut lancer de la purée sur un tableau pour que vous écoutiez ? Ce tableau ne vaudra plus rien si nous devons nous battre pour trouver de quoi manger ».

 

 

Dans les deux cas, les oeuvres étaient protégées par une glace, et après un petit nettoyage de circonstance elles seront remises en état et en place. Tout porte à penser que nos chers militants ont bien calculé leur coup pour attirer l’attention en prenant soin de ne pas abîmer ces chefs d’œuvres et n’avoir pas à rembourser toute leur vie le résultat de leur acte. Sait-on jamais, si la catastrophe climatique annoncée venait à tarder… Du coup, l’acte en lui-même manque d’audace, d’engagement, et de crédibilité. Il rate en partie son but et n’est pas persuasif. Si vraiment tu sais que demain nous allons nous entretuer pour chercher à manger, si cela hante ta vie de voir que tant de gens n’en ont pas conscience, alors brûle entièrement le musée ! Brûle-le sans retour, et propose une vision d’avenir cohérente. Sans quoi, je doute que quelques patates écrasées et quelques aigres pleurnicheries déclenchent un soulèvement et une conversion planétaires. N’est pas lanceur d’alerte qui veut, et « le buzz » n’est pas forcément vecteur de prise de conscience. Les auteurs du fait divers auraient pu demander conseil à l’auteur du tableau visé. Monet et sa quête de la rencontre silencieuse entre la lumière et le monde a orienté davantage le siècle vers le bien et le bon que ne saurait le faire la multiplicité de ce genre d’actes pseudo destructeurs et leurs messages basés sur la peur.

Ceci-dit, les actions répétées laissent entrevoir une portée symbolique. La peinture « Les meules » a été achetée aux enchères en 2019 pour près de 111 millions de dollars, ce qui est un record pour un Monet. On se souvient également qu’en 1987 un record fut établi lors d’une vente aux enchères par la toile nommée « Les tournesols ». Mis en vente à 8 millions de dollars, le tableau, en moins de cinq minutes, atteignit des sommes colossales pour être finalement acquis 39,9 millions de dollars par la célèbre maison Christie’s. (Inflation oblige, ce prix a presque doublé pour atteindre environ 74,5 millions de dollars en 2014). Passons outre le fait que « Les tournesols » n’est pas le tableau badigeonné de purée et validons le fait comme dénonçant la puissance financière et son appétit dévoreur de planète. Je veux bien l’entendre, et peut-être, la cause est-elle noble. Peut-être même, est-elle urgente (elle aussi). Mais pourquoi ne pas s’attaquer directement aux points nerveux du système dénoncé ? Pourquoi, par exemple, ne pas répandre la purée sur les ordinateurs de Wall Street ? Pourquoi ne pas repeindre de soupe à la tomate le siège de la Banque Centrale Européenne ? Et pourquoi l’art? Pourquoi Van Gogh, pourquoi Monet ? Si au moins ils avaient pu crever les yeux des chiens baudruche de Jeff Koons ! L’acte n’en aurait été que plus symbolique…

 

 Les meules de foin – Claude Monet

 

J’ai bien compris que visant ces toiles, ils cherchent à emprunter la notoriété de leurs auteurs. « Nous visons là où vous regardez ». Mais le choix est-il bien judicieux ?

Van Gogh a passé sa vie dehors, à interroger les arbres et le vent, les étoiles. Il a passé davantage de temps au contact de la nature et de ceux qui « cherchent à manger » (en la circonstance pensons aux « mangeurs de patates ») que nos deux militants réunis. Comme pour en dire l’entièreté, Monet a peint « Les meules » une grand nombre de fois, à différentes saisons et à toute heure de la journée. L’homme du jardin de Giverny (qui se visite encore aujourd’hui) ne connaissait pas des fleurs que leurs couleurs, mais également leurs noms communs et latins. Il savait où elles poussent, si elles sont du soleil ou de l’ombre, si elles aiment la terre de bruyère ou l’argile ou la silice, si elles fleurissent au printemps ou en été. Il savait le nom des arbres et l’époque à laquelle tombent leurs feuilles. Il prenait la peine de prendre le temps, la peine de les planter lorsqu’il faut prendre pelle et pioche, il endurait la patience et la rigueur de l’entretien lorsqu’il faut arroser et tailler, nettoyer et désherber. Il savait ce que coûte de peindre la lumière sur une fleur parce qu’il savait ce que coûte de peine et d’amour une fleur, et qu’elle n’est pas hors-sol, qu’elle n’est pas seulement une impression.

 

 Les meules de foin – Claude Monet

 

Je crois également qu’il est faux de penser que, si cela devait arriver et que nous nous battions pour trouver de quoi manger, le tableau ne vaudrait plus rien. Ceux qui déjà, et ils sont nombreux, se battent chaque jour pour pouvoir se nourrir, savent que parfois, seules quelques réalités leur rappellent qu’ils sont davantage que cette quête animale, et que d’autres lois que celle du plus fort ordonnent le monde. L’art, avec le sacré et l’amitié, fait partie de cette catégorie. Je me souviens de cet appartement humide et insalubre d’un noir quartier de Bucarest où, pendant les années de dictatures du régime communiste de Ceausescu, au péril de sa vie, une vieille dame gardait précieusement les icônes qu’elle avait sauvées de la destruction. Récupérés de nuit dans l’église orthodoxe d’à côté, ces quelques centimètres carrés lui rappelaient sans cesse, à une époque où cela était gravement puni, qu’elle était davantage que les quelques kilos de viande animée auxquels voulaient la réduire l’idéologie marxiste. Combien ont témoigné qu’en temps de guerre, le souvenir de quelques vers de poètes leur a permis de ne pas sombrer dans la folie ou le désespoir? Nous nous battrons peut-être pour pouvoir manger, mais malheur à ceux qui à cette heure oublieront le chant de la lumière sur les meules de foin. Nos jeunes lanceurs de purée ramènent le tableau à une seule vision économique, bizarrement, la même qu’ils disent combattre. Cette unique approche éradique la possibilité même de gratuité et oblige celui qui la propage comme celui qui la condamne à une étroitesse étouffante et désespérante. Cela tue tout aussi sûrement, bien que différemment, que le manque de nourriture…

 

Les mangeurs de pomme de terre – Vincent Van Gogh (1885)

 

Décidément, cet acte militant est à l’image de trop de jeunes de cette génération. C’est un engagement sans engagement, sans réflexion, sans réelle vision. J’en suis presque désolé pour eux, et j’imagine que Van Gogh et Monet le sont plus que moi. Les concernant, la vraie question qui naît en moi suite à ce petit évènement, la seule qui vaille la peine, est de savoir comment les aider. Ils sont sans héritage et sans pasteurs, perdus et apeurés devant les défis que bientôt, ils devront affronter seuls. Plus profondément que la colère ou le sarcasme, j’aimerais pouvoir les serrer contre moi, apaiser leurs craintes afin qu’ils deviennent capables d’écouter. Qu’ils deviennent capables d’entendre des anciens et des maîtres, qu’ils deviennent capables de saisir le véritable frisson du monde, qu’ils prennent le temps de se forger une opinion qui soit véritablement la leur.

Comme la philosophie, l’art est à chaque carrefour. Aujourd’hui encore, lorsqu’il n’est pas utilisé à des fins de propagande (je renonce aux exemples trop nombreux), au mieux, il est choisi (sur catalogue par des gens qui n’ont aucune notion d’esthétique) pour décorer quelques recoins d’un morne centre ville ou d’une salle de réunion. À sa véritable place ? Réfléchir à cela, n’est-ce pas le premier pas vers une société durable ?

 

 Les meules de foin – Claude Monet