Le 12 mars 2023 Dmitro Pashchuk a donné sa vie pour l’Ukraine lors d’une mission de combat dans la région de Kherson. Au lendemain de l’enterrement de son ami Artem Dymyd (le 24 juin 2022), Dmytro a donné son témoignage dans le cadre du projet Petites histoires de la Grande Guerre de l’Université catholique ukrainienne (UCU) de Lviv que nous publions ici.
Quatre compagnons Artem Dymyd, Dmitro Pashchuk,Viktor Mykola Havryliuk et Roman Lozynskyi. Qu’est-ce qui a poussé ces quatre jeunes gens à s’engager librement dans l’armée ukrainienne, comment Dmitro a vécu les dernières minutes de la vie d’Artem, qu’est-ce qui leur donne la force d’endurer la douleur de la perte ?
Ce qui frappe dans l’engagement de Dmitro et de ses compagnons, c’est le fait de considérer la réalité du monde, de leur vie, de leur terre comme un don, c’est leur appartenance à leur famille, leur culture leurs amis. D’où leur immense sens de la responsabilité, d’où leur grand amour de « donner leur vie pour ceux qu’ils aiment ».
Roman Lozynskyi, Viktor Mykola Havryliuk et Dmitro Pashchuk
Dmytro, vous avez servi pendant trois ans dans la Légion étrangère en France. Parlez-nous de cette expérience.
C’est l’une des étapes de ma vie que j’ai décidé de franchir pour partir à l’aventure. Jusqu’à l’âge de 22 ans, je rêvais d’être militaire, de servir dans les forces armées, de me battre au front, de défendre ma patrie. Et lorsque tous mes amis, comme Artem Dymyd, ont rejoint les bataillons de volontaires ukrainiens, j’ai compris l’intérêt de suivre une longue formation de cinq ans, de la réussir et de revenir ici en tant que soldat vraiment formé pour travailler pour trois ou même quatre personnes.
Avez-vous pris cette décision après que la guerre a éclaté en Ukraine en 2014 ?
Sous l’influence de Maïdan et dans le contexte de la guerre, oui.
Vous avez donc réalisé que vous seriez en formation pendant cinq ans et qu’à votre retour, la guerre continuerait ?
Oui. J’ai bien compris que même s’il n’y avait pas de phase active, il y aurait toujours une menace d’invasion.
Quel âge aviez-vous lorsque vous êtes parti en France ?
J’avais 17 ans et demi.
Que s’est-il passé ensuite ?
Un an s’est écoulé et j’ai compris qu’être militaire signifiait être dans un système, être constamment subordonné à quelqu’un, sous l’ordre de quelqu’un. Une autre année s’est écoulée, et j’ai vu qu’il y avait des possibilités d’entrer dans la gendarmerie ou dans les forces spéciales en France. Après la troisième année, j’ai réalisé que j’avais déjà franchi le rubicon, que j’avais beaucoup d’opportunités et de perspectives différentes, mais que je voulais continuer mon service en Ukraine. C’était un grand défi pour moi de saluer le drapeau français tous les jours le matin sur la place d’armes, de chanter l’hymne de la Légion, etc. J’ai donc décidé de retourner dans mon pays d’origine.
Que vous a apporté cette expérience en France ?
J’ai appris à apprécier les gens qui sont ici aujourd’hui mais qui peuvent partir à tout moment. J’ai appris à apprécier la vie, un morceau de pain et la foi qui est en moi. La plus grande chose dont je puisse remercier la Légion, c’est qu’elle m’a rapproché de Dieu. J’ai réalisé que je voulais vraiment vivre chez moi, que mon foyer était ma terre, là où mes arrière-grands-pères sont enterrés. J’ai senti ma parenté avec ma famille, avec la terre. Et c’est très important pour moi.
En quoi cette expérience vous a-t-elle rapproché de Dieu ?
On peut apprendre à connaître un ami dans les difficultés, dans une épreuve difficile, ou quand on dépasse certaines limites. De la même manière, la foi s’apprend et se renforce dans les moments difficiles. Dans ces moments-là, je me sens proche de ma famille et de mes amis. En France, le plus dur a été de vivre l’absence de ces personnes. C’est dans cette difficulté que j’ai trouvé le désir et la motivation de me demander « pourquoi » et de trouver des réponses pour moi-même.
Cette expérience vous aide-t-elle à combattre aujourd’hui ?
Bien sûr que oui. J’ai eu l’occasion de suivre un très bon entraînement. Mais je n’ai jamais été sous le feu en France ou en Afrique. La guerre en Ukraine, c’est autre chose. Il s’agit d’une véritable guerre, d’une véritable ligne de front, où l’artillerie et l’aviation fonctionnent, et où des attaques de missiles ont lieu. Je pense qu’aucune armée au monde ni aucune force spéciale n’a jamais été préparée à de telles réalités, à un tel format de guerre que celui que nous connaissons aujourd’hui.
En ce qui concerne la tactique, la discipline et l’exécution des ordres, j’étais prêt. J’étais conscient de ce qui pouvait arriver et je l’acceptais. Mais je n’étais pas prêt pour les tirs d’artillerie, et cela s’est vu la première fois que nous les avons subis. Lorsque l’artillerie tire et que les obus explosent juste à côté de vous, que vous êtes assis dans un trou et que vous ne savez pas où aller, c’est une expérience particulière. Tout ce que vous pouvez faire, c’est vous couvrir d’un matelas ou mettre vos mains sur votre visage et écouter le vent souffler, ou votre ami dire quelque chose ou plaisanter.
Est-ce qu’on s’y habitue ?
On ne s’y habitue pas, mais on l’accepte. Le fait d’avoir des amis à vos côtés vous aide à le faire plus rapidement. Vitya-Kola et Artem Dymyd m’ont aidé. Ces gars-là connaissent le son de l’artillerie, le son des canons, ils peuvent faire la différence entre les calibres, et quand ils vous parlent et rient dans une fortification, vous commencez à comprendre ce que c’est et comment ça marche (…).
Revenons un peu en arrière. Vous êtes venu de France en Ukraine, et que s’est-il passé ?
Lorsque je suis revenu en Ukraine, j’ai décidé que le domaine militaire était clos pour moi. Je voulais une famille, une vie tranquille et une ferme avec des chèvres, où je ferais du fromage, faucherai l’herbe le matin et boirais du vin ou du thé avec des amis le soir.
Est-ce la raison pour laquelle vous avez ouvert un bar à vin, Le port ?
Oui, c’était un rêve, je l’ai ouvert avec mon ex-amie. C’était en 2018, je suis rentré chez moi et je suis resté à Lviv. Mais un mois plus tard, j’ai commencé à me sentir un peu coincé. Je ne savais pas quoi faire. Des commandants de la Légion m’ont appelé et m’ont convaincu de rentrer, malgré toutes les punitions que j’encourrais pour mon retard. Si vous comparez le niveau de discipline et l’attitude des soldats envers les officiers dans la Légion et en Ukraine, c’est comme le ciel et la terre.
Un mois s’est écoulé et j’ai réalisé que je devais travailler, faire quelque chose, même si je ne savais pas quoi exactement. J’avais beaucoup d’idées pour monter une affaire, et elles se multipliaient sans cesse grâce à mes amis et à ma petite amie. (…) C’est à cette époque que certains amis ont commencé à me donner l’idée de retourner dans l’armée. On m’a proposé de travailler comme instructeur dans une garnison. J’ai également été invité à Kiev et à Ternopil. C’était intéressant parce que j’aurai travaillé pour mon propre pays, mon propre peuple, avec un bon paquet social et un bon salaire. C’est une excellente formation et un excellent environnement. Mais j’avais des doutes sur le fait de partir ou non, j’en ai parlé à mon père. Au début, j’ai repris mon ancien travail, celui de barman, puis avec des amis nous sommes allés à Odessa, où nous avons vu un établissement Le Port, et quatre mois plus tard, nous avons ouvert le nôtre à Lviv.
Aimez-vous cette entreprise ?
Oui, je l’aime bien. Mais je ne la considère pas comme un business. C’est une occasion pour moi de vivre et de communiquer. Il s’agit plus de personnes, d’une équipe, de clients qui viennent. J’espère qu’un jour je deviendrai un entrepreneur, que je commencerai enfin à gagner l’argent pour le réinvestir d’une manière ou d’une autre. Mais pour l’instant, ce n’est qu’un plaisir pour moi. Je continue à faire ce travail et à servir dans l’armée en même temps. Nous travaillons déjà sur un nouveau projet.
Si ce n’est pas du business, comment appelleriez-vous ce que vous faites ?
C’est une sorte d’entrepreneuriat social, de travail social. Le Port travaille au financement de la galerie Lumière, qui se trouve à côté, dans la cour. Je pense que Le Port a même commencé à mieux travailler depuis mon départ. Il ne s’agit pas de mes compétences en matière de gestion, mais de mon désir de faire de la micro gestion. C’est l’une des expériences que j’ai apprises pendant la guerre. Il faut faire confiance aux gens et leur donner la possibilité de déployer leurs ailes. Mon équipe fait du bon travail.
Dmitro lors de l’interview à l’UCU
L’invasion totale du 24 février – souvenez-vous de ce moment ?
Je m’en souviens très bien. J’étais avec mes anciens camarades de la Légion qui sont de Kharkiv. Lorsque je les ai rencontrés, c’étaient de vrais « vatniks » [argot désignant les personnes ayant une forte orientation pro-soviétique], mais pendant notre séjour en France, ils ont changé. Nous avons eu beaucoup de discussions, de conflits, voire de bagarres avec eux. Mais un incident m’a permis de mieux comprendre leurs situations et leurs histoires de vie et nous sommes devenus amis. Ensuite, j’ai pu leur transmettre ma vision. C’est ainsi que nous nous sommes compris. Ils venaient à Lviv de temps en temps et, dans la nuit du 23 au 24 février, nous avons bu de la bière avec eux, parlé de la vie, de Kharkiv, du fait que si la guerre commençait, je serais avec eux à Kharkiv. Je suis rentré chez moi le matin, je me suis réveillé tard, j’ai vu un tas d’appels manqués et j’ai réalisé que la guerre avait commencé.
Cela n’a pas été un choc pour moi. J’ai ressenti un certain défi, j’ai réalisé que nous n’aurions plus la même vie qu’avant. Ce serait différent, ce serait mieux, mais nous devions traverser tout cela, passer à travers. Le carême venait de commencer et je considérais tout cela comme une évidence, pour moi et pour notre peuple. Je pensais alors que lorsque le carême se terminerait, la guerre prendrait fin, l’Ukraine ressusciterait à Pâques et que tout irait pour le mieux.
Je ne voulais pas m’engager dans l’armée. Je n’aime pas les armes. Pour moi, les armes sont un mécanisme qui prend des vies humaines. Je perçois la guerre à travers le prisme de la foi. Il m’est très difficile d’accepter que je puisse prendre la vie des gens, même si je comprends que cette guerre est sacrée pour nous. Je perçois toutes ces choses comme ma croix, avec laquelle je vivrai plus tard. Il n’est pas normal de tuer. Je ne veux pas tuer. Mais lorsque la guerre a commencé, j’ai compris que j’avais deux options. La première était de rejoindre le mouvement des volontaires, ce que j’ai fait dès les premiers jours. La seconde était d’aller à la guerre, mais je ne voulais pas le faire.
J’ai commencé à chercher des occasions de m’impliquer dans certains processus, mais j’ai ressenti un poids intérieur parce que je ne me retrouvais pas dans le volontariat, sachant que j’étais un soldat, que j’avais de l’expérience, que j’avais de la force. J’étais constamment en train de penser : qui d’autre que nous, de notre environnement ? J’ai commencé à nouer des contacts, d’anciens camarades sont venus et nous avons coordonné certains processus. Et puis j’ai appris qu’Artem Dymyd, était revenu du Brésil. Nous sommes entrés en contact et le 1er mars au matin, j’étais déjà chez lui. Nous avons pris un café, il m’a présenté sa mère, Ivanka, et sa jeune sœur, et je lui ai proposé de rester à Lviv pendant un mois pour organiser des formations et former un groupe. Artem n’était pas d’accord. Il m’a dit : « Non, la capitale peut tomber : je pars. »
J’ai tout de même essayé de le convaincre de rester à Lviv, car j’avais peur pour lui. Je comprenais que la situation à Kiev était critique, qu’elle ne pouvait pas changer en deux ou trois jours, que c’était la volonté de Dieu et j’espérais que les gens sur le terrain tiendraient le coup. Mais Artem a insisté sur le fait qu’il fallait se sacrifier. Et c’est ainsi qu’il est parti là-bas…
En raison de quelques difficultés sur la route, il s’est retrouvé à Berdychiv dans un régiment des forces d’opérations spéciales, dans un centre d’entraînement. C’était le 5 mars. Le soir du même jour, j’étais en route pour le rejoindre avec des volontaires. J’ai eu beaucoup de mal à accepter, à réaliser que je partais à la guerre. Je n’en voulais vraiment pas. Et même maintenant, la guerre ce n’est pas pour moi, mais je me sens responsable.
Pourquoi êtes-vous quand même parti ?
C’était une question de responsabilité, d’acceptation de ce que je suis, de certains sentiments intérieurs. Je suis parti parce qu’autrement, je n’aurais pas pu continuer à vivre avec dignité. J’ai clairement conscience d’être un homme. Ma petite amie, ma mère, mes amis doivent me considérer comme un défenseur. Je suis un ancien militaire, j’ai de l’expérience et je dois la mettre au service de l’État et de notre peuple. Je suis membre des scouts d’Ukraine, qui m’a appris à préserver mes intérêts, à défendre mon pays et à croire en Dieu. Artem a été un déclencheur. Il était important pour moi d’être avec quelqu’un que je connaissais et en qui j’avais confiance. Lorsqu’Artem est parti, il a entamé ce processus de remise en question, et j’ai réalisé qui j’étais, où était mon devoir, et qu’il y avait une personne dont j’étais sûr. C’est ainsi que je l’ai rejoint.
Comment les choses ont-elles évolué par la suite ?
Nous avons réussi à entrer ensemble dans l’un des centres de formation. Lorsque j’ai rejoint Artem, il était déjà avec un autre ami, Vitya-Kola, c’était déjà la troisième fois qu’ils s’étaient retrouvés dans des unités différentes. Puis un autre ami nous a rejoints, un réserviste qui avait signé un contrat quelques mois avant la guerre, Roman. Nous nous sommes ainsi retrouvés tous les quatre au Centre naval des forces d’opérations spéciales. C’est là que notre histoire a commencé. Nous nous sommes formés nous-mêmes, nous avons formé d’autres personnes et nous avons été instructeurs. Notre histoire c’est l’histoire de quatre vagabonds, d’une unité spéciale de l’armée d’une nouvelle terre, car lorsque nous ne combattions pas les orques, nous combattions le système. Simples marins, nous discutions avec les colonels. Nous n’étions pas contre le système, l’armée doit être systématique, et vous devez être dans ce système, surtout pendant la guerre, vous devez être une petite partie, 100 % subordonnée à l’ordre. C’est votre devoir envers vos camarades, envers votre commandement, envers l’État, envers vous-même. Mais il y a toujours un « mais ». Vous pouvez exécuter un ordre non pas de la manière dont la chaîne de commandement vous le demande, mais de la manière dont vous le voyez dans la vie réelle. Il y avait des discussions constantes précisément parce que nous ne faisions pas notre travail de la même manière que les autres, mais avec nos propres « modifications ». Et c’était toujours mieux, plus intéressant, et tout le monde en riait. (…)
Pour ce qui est du service, de mon temps actuel, je suis très heureux d’avoir l’occasion de connaître le pays, de connaître les gens et leurs histoires. Je suis très heureux d’avoir pris la décision de m’engager et de pouvoir faire partie de l’armée qui défend notre terre sainte. Parce qu’elle est vraiment sainte.
Dmitro et Roman lors de la libération de Kherson
Dites-nous, si vous le pouvez, dans quelles circonstances et où Artem Dymyd est mort ?
Nous travaillions dans ce secteur depuis 15 à 20 jours et avions accompli plusieurs tâches. C’était notre dernière mission, après laquelle nous étions censés avoir quelques jours de congé. Nous avons posé une série de mines derrière les lignes ennemies, effectué des reconnaissances et travaillé activement à l’ajustement de notre artillerie. Après la mort d’Artem, nos commandants nous ont dit que les mines que nous avions posées avaient fonctionné et que notre séjour avait donc été efficace. Artem était responsable de tout. Il mobilisait tout le monde, planifiait, déléguait, et nous en étions tous heureux. Le commandement était également satisfait, car nous avons ainsi pu neutraliser une quantité importante de matériel et d’effectifs ennemis. Le secteur dans lequel nous travaillions était constamment bombardé, mais nous étions habitués aux bombardements, aux obus d’artillerie lourde.
Lors de notre dernière matinée à cet endroit, il y a eu une nouvelle explosion. J’ai eu l’impression de me réveiller, d’ouvrir les yeux et de vouloir les refermer, car du sable tombait d’en haut. Mais notre infirmier, avec qui nous dormions dans la même chambre, a dû sentir quelque chose, s’est levé et est parti. Dès qu’il est parti, j’ai entendu un cri et j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose. J’ai couru vers le hangar, j’ai vu un homme blessé, j’ai vu les cratères, et quelque chose s’est allumée dans ma tête : il faut chercher Artem. Dans les situations critiques, j’ai toujours cherché les miens, car pour moi, les miens sont Roman, Artem et Vitya-Kola. J’ai commencé à chercher Artem, mais je ne l’ai pas trouvé. Je suis retourné vers les cratères et j’ai vu un infirmier à genoux, pleurant et regardant vers le bas. Je n’ai pas vu Artem tout de suite, car quand un cratère se forme, tout se mélange dans un rayon de cinq mètres. Vitya-Kola a commencé à prodiguer les premiers soins. Je n’avais jamais rien vécu de tel, je n’avais jamais perdu un être aussi proche, je suis tombé dans un état de stupeur pendant une minute, tout en moi était paralysé. Puis j’ai pris la voiture, nous avons chargé les blessés et commencé à évacuer.
Artem était-il encore en vie ?
Oui, il l’était.
A-t-il dit quelque chose ?
Je pense que Vitya-Kola nous en parlera.
Vous avez transporté les blessés ?
Oui. Vitya-Kola a donné les premiers soins, je conduisais la voiture. Je ne voulais pas conduire, c’était difficile de transporter Artem, je comprenais déjà que c’était la fin, et je ne voulais pas le faire souffrir encore plus. Nous roulions à 20 ou 30 kilomètres à l’heure dans un champ bombardé par les chars. Dans d’autres circonstances, nous aurions roulé à 120-130 km/h. Mais tu conduis et tu supplies pour que son corps ne soit pas encore plus douloureux. Ce sont les sentiments que l’amitié et la proximité génèrent en toi. À un moment donné, alors qu’il ne donnait plus aucun signe de vie, j’ai regardé dans le rétroviseur et je l’ai vu lever son bras sain, et Vitya-Kola l’a reposé en disant qu’il ne devait pas forcer. A ce moment-là, j’ai cru que tout irait bien. Nous avons laissé Artem à l’hôpital, Vitya-Kola est resté avec lui et j’ai reçu l’ordre d’évacuer le reste du groupe et chercher les parties du corps de notre autre camarade qui avait été tué. Nous avons évacué puis nous sommes retournés à notre emplacement mais je savais déjà qu’Artem était mort, qu’il était décédé à l’hôpital.
Qu’est-ce qui vous donne la force de survivre à la perte d’un ami ?
Seulement la foi. La pensée que Dieu a besoin d’Artem, qu’Il a besoin de tous ceux qui partent. Il se trouve que nous commençons à apprécier une personne lorsque nous la perdons, mais la mort même d’une personne semble la bétonner. Par exemple, Artem est un homme de volonté, de principes, d’honnêteté et de fermeté. C’était un guerrier. Il était toujours en guerre. S’il ne faisait pas la guerre, il se battait avec sa peur, avec son moi d’hier. C’est une personne avec toute une profondeur que nous avons perdue et dont je n’avais pas réalisé la présence. Et je suis sûr que la plupart des membres de notre milieu n’ont pas valorisé cela. Mais sa mort nous a donné l’occasion de comprendre qui il était vraiment.
Quel a été le rôle des scouts dans votre amitié et votre formation ?
Nous nous sommes rencontrés lors d’un camp scout en 2012 ou 2013, alors que nous avions 14-15 ans. Nos groupes étaient très compétitifs à l’époque, et nous nous provoquions constamment. La Légion et le scoutisme m’ont façonné. Ils m’ont donné le sens des responsabilités et m’ont fait comprendre qu’il fallait parfois faire des choses que l’on ne veut pas faire.
N’avez-vous jamais eu peur que l’un de vous quatre meure ?
Pour moi, c’était la plus grande peur et quelque chose que je n’aurais jamais pu imaginer – perdre l’un des gars. Il me semble que la chose la plus difficile à perdre en temps de guerre, ce n’est pas un bras, une jambe ou une vie, la chose la plus difficile c’est de perdre des amis. Pas tant des compagnons d’armes que des amis, des gens que vous connaissiez, dont vous connaissiez les parents avant la guerre. C’est très difficile. Je pense qu’il me faudra des années pour l’accepter d’une manière ou d’une autre. Mais ce qui m’aide, c’est la foi et l’acceptation qu’il doit en être ainsi.
Qu’est-ce que cela vous fait de retourner à la guerre sans Artem ?
Je n’ai jamais eu peur d’y retourner, nous y sommes retournés plusieurs fois, avec la musique de Zhadan à fond, les fenêtres ouvertes, en volant vers l’inconnu. Maintenant, je pars et je ne sais pas où je vais. Je ne sais pas si je veux partir, si je peux partir, je ne vais nulle part. Mais c’est le sentiment d’un moment. J’ai décidé de ne pas retourner dans l’unité où nous étions ensemble. J’ai deux options. L’une des unités où je pourrais être transféré est celle où Artem et moi voulions aller depuis le début.
Si vous deviez décrire brièvement la vie d’Artem, comment la décririez-vous ?
La vie d’une sorte de héros un peu « fou ».
Donnez-moi un exemple
Il a effectué 400 sauts en parachute avec différents niveaux de difficulté ! Il était capable de passer en premier, de traverser des rivières à gué, de franchir des poutres. Il ne s’agissait pas d’une quelconque stupidité, mais d’une perception froide de ce qu’il faut faire. Et chaque fois qu’il a senti un niveau critique de danger, il s’est arrêté. C’est cela le courage et la sagesse. Vitya-Kola a déclaré que son personnage était le mieux illustré par le poème de Stous intitulé Lettre à mon fils.
Étiez-vous un peu philosophes l’un envers l’autre ? De quoi parliez-vous ?
De la mort, du désir d’être enterré dans un cercueil en bois, d’un pèlerinage à Univ, de qui buvait quoi, de qui était allé où, des filles…
On dit qu’Artem était têtu…
J’appelle cet entêtement un principe. Parce qu’une personne têtue est une personne qui, guidée par ses propres convictions, ne peut pas dire aux autres ce qu’elle veut et pourquoi. Une personne qui a des principes est une personne qui, guidée par ses propres convictions, est capable de convaincre les autres des raisons pour lesquelles il doit en être ainsi. Il justifiait toujours tout ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait. Cela faisait de lui un bon diplomate et un bon philosophe, une personne de principes, et non une personne têtue. Ce type d’intégrité n’est pas donné à tout le monde, il est réservé aux martyrs et aux héros.
Vous avez parlé de convictions. Comment les décririez-vous ?
Vous savez dans quel genre de famille Artem a été élevé. Hier, sa sœur Magda m’a raconté une histoire très intéressante. Chaque soir, leur père leur lisait des histoires de martyrs. C’est ce qui a façonné Artem. C’était un homme d’une grande intelligence et d’un grand esprit. Je voudrais souligner une fois de plus que par sa mort, nous avons perdu aussi de sa profondeur. Mais cette profondeur nous a émus et nous a donné la possibilité de désirer le meilleur. J’entends encore les paroles de son père, qui disait que nous devions toujours devenir meilleurs qu’hier. Et cela me fait bouger, moi le paresseux.
Quand Artem était déjà blessé, il a dit : « j’ai survécu » ?
Il l’a dit à Vita-Kola quand il était mourant. Il était avec Vitya-Kola, moi j’étais déjà parti pour l’évacuation. Malgré ses blessures, des blessures importantes, une douleur sauvage… il a tenu bon pendant très longtemps.
Est-ce que ces mots « j’ai survécu » signifiait qu’il voulait vivre ?
Cela signifiait qu’il était vivant. Artem n’avait pas peur de la mort, il était prêt à mourir, il disait toujours qu’il avait vécu deux ou trois vies. Il disait qu’en raison de son mode de vie, il aurait dû mourir depuis longtemps. Ce qu’il a dit avant de mourir, c’est le témoignage qu’il a survécu, peut-être cela a pris d’autres formes, mais il a survécu. Sa mort est une perte. La perte d’un fils, d’un frère, d’un ami. Mais la tragédie, c’est que nous avons perdu un héros, un homme qui aurait pu faire beaucoup plus pour notre communauté et notre société.
Nous avons souvent parlé de religion et de foi avec Artem. Il ne le montrait pas toujours, mais il était croyant, et cela se voyait dans son attitude face à la vie, dans sa façon dont il prenait tout à bras-le-corps, de communiquer avec les gens.
Que pensez-vous du fait que nos meilleurs éléments meurent ? Les oques n’ont même pas de gens aussi méritants. Comment vous expliquez-vous cette injustice ?
Nous portons une croix. Et il est très difficile d’accepter la mort de nos meilleurs éléments, de porter cette croix. Mais ces personnes ne nous quittent pas. Elles laissent une trace très importante. Nous vivons une époque particulière, celle des héros. Et c’est formidable de vivre et d’avoir l’occasion de voir ces héros, d’être avec eux. Même s’ils nous quittent pour un monde meilleur.
Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles.
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.
Charles Péguy
Cette conversation a eu lieu le 24 juin 2022 et a été menée par Veronika Savruk, à l’Université catholique ukrainienne de Lviv
Photos : Lesyk Urban et page Facebook de Roman Lozynskyi
Traduction de l’ukrainien par Aude Guillet