Le 25 octobre (7 novembre) 1917, Lénine prend le pouvoir. La révolution russe a fait couler beaucoup de sang, et aussi beaucoup d’encre. Parmi les innombrables livres sur la question, La Roue rouge d’Alexandre Soljénitsyne occupe une place à part. Centenaire oblige, les éditions Fayard viennent d’ailleurs d’en publier le huitième tome en français.
Plutôt que de prétendre offrir une brillante synthèse historique sur la révolution de 1917, dans La Roue rouge, Soljénitsyne semble vouloir faire revivre les événements. Tout en décrivant minutieusement les principaux faits qui ont conduit à l’abdication du Tsar, l’installation et la chute du premier Gouvernement Provisoire en avril 1917, cette œuvre incomparable met en lumière le drame des libertés et des consciences.
Goulag, année zéro
Si dès sa jeunesse Alexandre Soljénitsyne avait compris que sa vocation serait d’être l’écrivain de la révolution comme Tolstoï l’avait été de l’invasion napoléonienne, les événements de sa propre vie ont profondément transformé sa façon de regarder l’histoire de son peuple. Conçu dans l’audace et l’enthousiasme juvéniles, son monument de littérature et d’humanité a grandi puis s’est forgé dans l’enfer des goulags, de la maladie, de la trahisonet des années de relégation. C’est là que sa mission a trouvé cette acuité et cet équilibre remarquables, là qu’il est devenu aussi bien le juge que l’avocat ou le porte parole de ceux dont il allait raconter la vie.
« J’ai découvert peu à peu, dit-il, que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États, ni les classes, ni les parties, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien ».
Inexorable chaos ?
Le premier nœud de son histoire se noue quelques années avant le soulèvement de 1917. Aux sources récentes du mystérieux destin russe où il remonte pour démêler l’écheveau des circonstances conduisant à l’écroulement général, Soljénitsyne découvre une fantastique figure d’homme d’État qui aurait pu changer le cours des événements. Piotr Stolypine brille quelques années avant d’être la première victime de la roue révolutionnaire.
Figure lumineuse de l’humanité fidèle à elle-même, la façon dont Stolypine est présenté par Soljénitsyne révèle en même temps la méthode unique de l’écrivain. C’est par le cœur qu’il veut saisir les contours de ses personnages. C’est ainsi en effet qu’il détermine un des ressorts essentiels du déroulement des évènements, un critère incontournable : « Qui tente de sauver sa vie la perdra » (Mt 16, 25).
Pour lui le chaos ne détermine jamais les hommes dans ce qu’ils sont au plus intime, et jamais n’obligent un homme à se trahir lui-même, ni à trahir l’humanité en lui. Et c’est là que son histoire de la révolution prend une ampleur et une hauteur tout à fait inouïes : même pour l’historien, l’échelle des valeurs se déplace, car il ne s’agit plus seulement de déterminer scientifiquement l’enchainement des circonstances, mais encore de dessiner le visage humain de l’histoire. Salutaire perception.
Humanité défigurée et lumineuse
Au fil des milliers de pages qui suivent, chacun des personnages essentiels, traitre ou héros, va être scruté en profondeur, et chaque journée de ces deux mois fatidiques détaillée au maximum : Mars et Avril 1917. Le lecteur entre ainsi dans l’épaisseur des événements, et se surprend à ne plus vouloir porter de jugements hâtifs. C’est particulièrement vrai à l’égard du Tsar Nicolas II, au cœur de la tragédie.
Quelle est longue la descente aux enfers du Tsar de toutes les Russies ! Pour décrire cette chute au ralenti, l’attention de Soljénitsyne se porte sur la famille impériale, et particulièrement sur le tendre amour qui unit Nicolas II et sa femme, l’impératrice Alexandra Féodorovna. Un véritable abîme sépare l’atmosphère de paix et de tendresse entourant la famille impériale et la violence du chaos qui s’étend au-dehors. Jusqu’à ce que la bulle protectrice crève.
À cette heure fatidique, le Tsar est loin de sa famille, et on lui fait alors comprendre qu’il faut de toute urgence qu’il abdique de son trône pour préserver l’unité du peuple russe engagé dans la guerre. Le brave empereur est si peu enclin au pouvoir qu’il ne résiste pas beaucoup avant de céder, et la dynastie séculaire des Romanov s’éteint par un banal télégramme signé dans un wagon stationné dans une pauvre petite gare de province. « Il n’est pas de sacrifice que Je ne sois disposé à consentir au nom du vrai bien et pour le salut de la Russie notre mère bien-aimée ».
Étant donné ce qui arrive ensuite, il est évident que le sacrifice est totalement inutile, au plan politique tout au moins. Plutôt qu’à l’unité populaire et au retour à l’ordre, ce simple télégramme ouvre en effet tout grand la porte au chaos et au règne des violents. Les anciennes institutions disparaissent une à une, remplacées à la va-vite. Dans leur précipitation d’amateurs, les principaux chantres du progrès ne réalisent pas qu’ils sont eux-mêmes les jouets des maîtres de l’agitation. Rodzianko, Kerenski, Goutchko, Chingariov… tous célèbrent la nouveauté pendant quelques semaines avant d’être balayés à leur tour, pourchassés, assassinés sur leur lit d’hôpital, fuyant en occident, l’inexorable roue emportant tout sur son passage.
Mais c’est bien autour de la figure impériale déchue que le chaos montre son plus affreux visage et fait paradoxalement jaillir la lumineuse bonté de sa victime. Alternant les chapitres sur la situation militaire, celle de la Douma, de la vie du peuple, de couples amoureux, et aussi sur les derniers mois de Lénine en Suisse, Soljénitsyne revient régulièrement décrire les journées et le cheminement intérieur de Nicolas II. Et cela fait penser au Christ en son chemin de Croix du tableau de Jérôme Bosch. Un visage angélique dont la lumière tenace semble ne tenir aucun compte de l’horreur qui l’entoure. Des lâches, des traitres, des arrivistes, des arrogants, des insolents et tout le spectre d’une humanité défigurée par la haine entourent un homme de plus en plus seul qui ne semble pourtant jamais s’inquiéter pour lui-même. Il n’est habité que par l’amour de son peuple et de sa famille, et une inébranlable confiance en Dieu.
Ces chapitres impériaux de La Roue rouge ont la beauté et la profondeur d’une magnifique iconostase. La gloire des saints en jaillit toute parée d’éternité. Appelé « Nicolas le Pacifique » pendant son règne, le Tsar fut rebaptisé « Nicolas le sanguinaire » par les soviétiques, mais c’est un saint que l’histoire retient finalement, un chantre par toute sa vie de la passion même du Christ.
L’histoire, une œuvre de miséricorde
Aucune considération théologique dans La Roue rouge, à peine en apparaît-il au détour de quelques conversations sur le front de la guerre ; aucun jugement d’ordre spirituel sur le destin tragique de la Russie, et cependant le Mystère s’y manifeste presque à chaque page. C’est une lecture dont on ne sort pas indemne. Au fil des pages, une prière s’élève du fond du cœur pour toutes ces vies anéanties, tous ces innocents fauchés, pour ces peuples asservis au chaos, mais aussi pour chacun d’entre nous.
En contemplant le chemin de nos aînés, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger nous-mêmes. Serons-nous en effet fidèles jusqu’au bout à tout ce que notre humanité contient de lumière et de divine beauté ? En nous offrant ces pages magnifiques, Soljénitsyne éduque notre regard et nous met sur la voie de la miséricorde. Miséricorde pour les bons, mais aussi pour les méchants, la fidélité est à ce prix.
En fait au travers de votre texte, vous rendez hommage au "pauvre" Nicolas II . "Mais c'est un saint que l'histoire retient finalement……" ça me rend mal à l'aise..j'ai réalisé avec stupeur devant une icone de NicolasII en visitant la cathédrale Pierre-et-Paul à St Petersburg que la famille Romanov a été canonisée et que Nicolas II est vénéré "comme" un saint..Il était pieux, mort en martyr mais pas pour sa foi…"Il n'est habité que par l'amour de son peuple et de sa famille " certes mais quel piètre politique….(Stolypine arrive bien tardivement) probablement pas à sa place tout comme Charles le dernier empereur d'Autriche. De là à les vénérer!!!!
Chère Marie MCD,
il y a en effet un malaise à associer sainteté et politique des lors qu’on réduit la mission d’une personne à sa fonction ou à ce qu’en font les vainqueurs. Sans un regard sur la mission profonde et personnelle, qui se révèle dans les circonstances, tout devient propagande ou sentimentalité partisane. Mais on ne canonise pas un empereur pour sa politique, plutôt pour le don héroïque de sa vie fondé sur la foi et l’abnégation pour son peuple : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Un saint n’est pas un homme parfait, mais quelqu’un qui s’est laisse porté au bout des conséquences de sa mission en étant fidèle à la grâce.
Je ne saurais me prononcer sur le cas de Nicolas II, mais en ce qui concerne Charles d’Autriche, il était considére par Anatole France comme le seul homme de paix de son temps, ce que n’était certes pas Clémenceau, mû par la haine du « Habsbourg » plus que par le soucis de la vie des soldats français. Sa vie familliale comme militaire témoignent d’une qualité d'âme autrement difficile à conserver. Ce sont aussi les circonstances qui font les saints. Non pas en elles-mêmes, mais dans la manière avec lesquelles elles sont accueillies. C’est l’héroïcité de cette fidelité s’appuyant sur une authentique foi que l’Eglise regarde lorsqu’elle le déclare bienheureux et non tel ou tel résultat de telle ou telle décision politique qui peuvent bien être malencontreuses.
Je vous invite à jeter un oeil sur ces articles qui vous permettront de vous faire une idée plus complète sur Charles :
Merci pour votre réaction. Elle montre l'intérêt qu'il y a à lire La Roue rouge! La question n'est pas posée au plan théologique, mais Soljénitsyne ne manque pas de souligner la foi profonde de Nicolas II, et cette foi s'accorde bien avec son oubli total de lui-même alors que les circonstances se dégradent. C'est ce qu'il y a de grand chez lui. Les autres, Rodzianko (président de la Douma au moment de la révolution de février), Kérenski, ministre le plus populaire de février, puis premier ministre du deuxième gouvernement provisoire, ne pensent qu'à eux-mêmes, et à leur grand rôle dans l'histoire. Ils cherchent à sauver leur vie du matin au soir, à sauver leur gloire, leur rayonnement historique, etc… et ils en deviennent totalement aveugles. Lénine les mangera tout cru au matin du 25 octobre, et ils n'oseront rien faire. Ils quitteront l'un et l'autre le pays et deviendront professeurs d'université en occident, spécialistes… de la révolution! De leur rôle historique, ils ont fait un gagne-pain. Au contraire de ceux-là, Nicolas II se laisse dépouiller, et continue d'aimer, et continue d'espérer, jusqu'à l'héroïsme. Ce n'est pas le saint patron des hommes politiques (il me semble que c'est Thomas More), mais c'est assurément un exemple de sainteté pur comme du crystal, digne fils d'une tradition qui remonte à Isaïe (le serviteur souffrant), au Christ, aux martyrs. Je ne crois pas que l'Eglise orthodoxe se soit trompée en l'inscrivant à leur martyrologe. Ni que le peuple de Russie se soit trompé en les vénérant comme ils l'ont fait l'an dernier. Lisez et vous verrez.
Merci à vous Deux pour vos lumières et continuez à alimenter le blog dans ce sens , ça fait réfléchir! Que nous soyons en présence de deux personnages historiques au destin tragique, dotés d'une foi inébranlable,abandonnés de tous, je n'en doute pas, mais qu'ils aient fait don de leur vie sur la foi pour leurs peuples …c'est trop fort pour moi, à moins que leur mission divine fût de mettre un point final à leur dynastie respective.(Éclatement de l'empire austro-hongrois et le grand chaos pour les Russes).Qu'un Saint n'est pas un homme parfait, je n'en doute pas Père Denis, sinon ce serait facile…n'est-ce-pas? Je vais tenter de comprendre en lisant "la Roue rouge"!!
Merci chère Marie MCD ! Bonne lecture alors !