En ce temps de l’Avent, l’écrivain et mystique Anglaise Caryll Houselander (1901 – 1954) nous introduit dans sa contemplation d’un mystère qui est beaucoup plus proche de nous que nous ne le laisse imaginer les reproductions parfois trop sentimentales de cet événement de l’histoire.
©Alexandre Morard
3. L’Avent en nous
Lorsque Caryll contemple le mystère de l’Avent, c’est aux neuf mois de croissance du Christ dans le sein de Marie qu’elle revient sans cesse. C’est là, dans le secret, que, par la grâce du Saint Esprit, se produit la première Eucharistie : à chaque instant, à chaque battement du cœur de la mère, la matière de son corps est transformée dans le Corps du Christ, son humanité — notre humanité — devient l’humanité du Christ !
En quoi, demandera-t-on peut-être, ce mystère éclaire-t-il notre propre vie de foi ? En effet, tout cela est de l’ordre de l’inimitable : ce sont des grâces uniques accordées à Marie en vertu de sa mission unique. D’une part Marie est la mère de Jésus, et d’autre part elle est immaculée: ces deux choses sont inimitables. Justement, non, répond Caryll. Paradoxalement, ces caractères uniques de Marie sont également ce qui la rendent la plus imitable :
« C’est Notre Dame — plus qu’aucune autre sainte — que nous pouvons réellement imiter. Tous les saints canonisés avaient des vocations particulières, et des charismes particuliers en vue de cette vocation : ce serait présomption pour moi que de vouloir imiter Sainte Catherine ou Saint Paul ou encore Sainte Jeanne si je ne possède ni leur intelligence ni leur caractère — toutes choses que, de fait, je ne possède pas. Chaque saint avait une œuvre particulière à accomplir : l’œuvre qui correspondait à cette personne unique. Mais Notre Dame dut inclure dans sa vocation, dans l’œuvre de sa vie, cette chose essentielle qui devait être enfouie dans toute autre vocation, dans toute autre vie. Elle n’était pas seulement humaine, elle était l’humanité. L’œuvre unique qu’elle a accomplie et qu’elle continue d’accomplir n’est autre que l’œuvre qui nous est confiée à nous tous, à savoir : porter le Christ dans le monde. Le Christ doit naître de chaque âme, il doit prendre forme au sein de chaque vie. Si nous possédions une image détaillée de la personnalité de Notre Dame, nous serions sans doute conduits à penser, éblouis par la beauté de cette image, que le Christ ne pouvait en réalité être formé que par cette personne aux qualités uniques, mais alors nous en perdrions le sens de notre propre existence. Il n’est rien que d’essentiel qui nous soit révélé au sujet de la Mère de Dieu : le fait qu’elle fût unie au Saint Esprit et qu’elle porta le Christ dans le monde. Notre plus grande joie, c’est qu’elle ait accompli cette mission comme laïque vivant une vie ordinaire, comme la notre, et aimant d’un amour naturel devenu surnaturel, de même que l’eau de Cana fut, à sa demande, changée en vin. »
La vie chrétienne est donc essentiellement, pour Caryll Houselander, une vie mariale. L’âme chrétienne « imite » Marie dans la mesure où se répète en elle, par les mérites de la Mère, le miracle qui se produit en elle au commencement : l’union de la personne avec le Saint Esprit, la lente et secrète formation du Christ dans le secret de l’âme et du corps, et la mission de porter le Christ dans le monde.
« Seule une personne peut être porteuse du Christ. Seul les porteurs du Christ peuvent vivifier le monde et rendre à l’humanité la vitalité de l’amour. Nul concile, conférence, groupe ou comité ne peuvent donner vie au monde : la vie ne peut qu’être engendrée dans le monde, et seule une personne peut engendrer. Nous ne pouvons engendrer le Christ que par l’union avec le Saint Esprit. C’est parce qu’elle savait qu’un nombre immense de personnes seraient unies au Saint Esprit que Notre Dame s’est mise à chanter sur les collines tandis que son petit cousin sautait de joie dans le ventre de sa mère. “Sa miséricorde est pour toutes les générations.” »
Pour porter le Christ, pour le donner au monde comme Notre Dame l’offre entre les mains des bergers et des rois mages, il faut d’abord le laisser grandir en nous. Le christianisme, tel que Caryll Houselander le comprend, est l’opposé d’un moralisme qui fait tout reposer sur l’acte de la volonté, à qui il appartiendrait de produire en nous, par son simple vouloir, les vertus, la charité, la foi, etc. Pour Caryll, tout commence par un acte d’abandon marial à l’Esprit, lequel féconde nos âmes et permet la lente et surnaturelle croissance du Christ en nous : c’est l’Avent de notre âme.
« Toute œuvre que nous entreprenons devrait participer de cette formation du Christ en nous qui est le sens de notre existence. A cette œuvre-là, il nous faut apporter toute la patience, le don de soi, le temps du secret et la lente croissance de l’Avent. L’œuvre de l’Avent s’applique à toutes nos œuvres, non seulement à celle qui conduisent à la réalisation d’une chose permanente, mais également à la réalisation d’une gravure sur bois ou dans la pierre, ou la confection d’une miche de pain. Elle s’applique de la même manière à l’écriture d’un poème et au ménage de la maison. Ce qu’il y a de permanent en elle c’est la génération de la vie du Christ. Cela est au-delà du temps. C’est une œuvre éternelle. Ce n’est pas seulement dans le travail, dans notre chemin de Foi ou dans notre prière consciente que nous avons besoin de respecter de la saison de l’Avent. Nous en avons également besoin dans la souffrance, la joie, la pensée. Nous en avons besoin pour toute chose qui doit produit quelque fruit dans notre vie.
Les gens sont parfois découragés parce qu’ils ont lu quelque part que la souffrance ennoblit et qu’ils ont rencontrés des personnes qui sont sorties du creuset de la souffrance pur comme l’argent, dignifiés par la souffrance. Mais il leur semble que, dans leur cas, c’est plutôt le contraire qui se produit. Ils s’aperçoivent que, malgré tous leurs efforts, ils sont de plus en plus irritables et qu’ils sont affligés de percées d’amertumes, et qu’au lieu de devenir plus compatissants, plus compréhensifs, ils deviennent indifférents, apathiques. Ils deviennent incapables de répondre à la présence d’autrui. Il leur semble ne plus éprouver d’amour véritable pour quiconque, et ils vont jusqu’à redouter et même fuir la présence de ceux qui manifestent compassion et amour à leur égard. Ils en concluent que la souffrance est, dans leur cas au moins, un échec.
La vérité c’est qu’ils sont trop impatients pour laisser s’écouler en eux l’Avent de la souffrance. La semence contient déjà en elle-même toute la vie et la beauté de la fleur, mais elle la contient à l’intérieur d’un petit rien-du-tout que même le soleil ne peut éclore s’il n’est pas d’abord enfoui dans la terre. Il faut une période de gestation pour qu’un rien puisse fleurir. Si seulement ceux qui souffrent étaient patients avec leurs premières humiliations et s’il réalisait que l’Avent n’est pas seulement de la temps de la croissance, mais aussi celui de l’obscurité, du caché et de l’attente, alors ils feraient confiance, et ils auraient raison, certains que le Christ grandit dans leur souffrance et que le moment venu tout le trouble, l’effort, la tension de cette croissance déboucheront sur une paix splendide.
Il en est de même pour la joie. Nous accusons parfois les jeunes de s’approprier cette joie sans pour autant que celle-ci les rende, comme elle devrait, meilleurs, plus grands et plus aimables. A la joie aussi il faut le temps de la gestation. Chacun devrait ouvrir son cœur tout grand à la joie, l’accueillir et la laisser s’enfoncer profondément en soi — pour en attendre l’éclosion avec patience. Bien sûr, la première extase ne dure qu’un moment, mais parce qu’en toute joie réelle c’est le Christ qui grandit en nous, le temps viendra où cette joie bourgeonnera, et la floraison du Christ c’est la chaleur et la douceur de la personne qui se réjouit. Nous ne devons jamais oublier que c’est le Saint Esprit qui sème en nous la semence du Christ, et que cet Esprit de Sagesse, de Lumière, de Vérité nous est donné de bien des manières. Par exemple, il nous est donné dans la lecture, dans la parole, dans la musique et les images. Il nous est donné dans quasiment toute expérience humaine. Cependant, nous refusons souvent au Saint Esprit le temps de l’Avent. Nous vivons dans un âge d’impatience, un âge dans lequel toute chose, de l’apprentissage de l’alphabet à l’industrie, cherche à s’affranchir du temps naturel de la croissance. C’est pourquoi des parts si importantes de notre vie sont abortives. Il nous faut laisser toute chose grandir en nous, comme le Christ a grandi en Marie. »
Caryll est souvent catégorisée par ses biographes comme une « mystique ». C’est un terme qui prête à confusion. En effet, cet adjectif lui est apposé en raison des deux « apparitions » qui ont marqué, l’une son enfance et l’autre sa jeunesse. Cependant, c’est donner une importance centrale et des événements qui, aux dires même de Caryll, étaient plutôt d’ordre périphérique, comme des consolations qui lui ont été accordées. S’il est juste, cependant, de dire que Caryll Houselander est une mystique, c’est dans le sens où Sainte Thérèse de Lisieux était une mystique, autrement dit dans le sens où la vie chrétienne, toute vie chrétienne, est une vie mystique. Comme Sainte Thérèse, l’apparition du Christ qui l’a orientée et inspirée est son apparition ordinaire dans l’Eucharistie, ainsi que dans le visage des pauvres et de ses amis. Comme elle, elle n’a reçu d’autres stigmates, en signe de sa participation à la croix du Christ, que des souffrances ordinaires, mentales ou physiques. Comme la sainte de Lisieux, elle n’a reçu d’autre charisme que la charité et d’autre mission que la mission mariale, universelle, de « porter le Christ dans le monde. » C’est avec ce dernier texte que nous conclurons notre méditation sur l’Avent à l’école de Caryll Houselander. Elle y exprime en termes poétiques et profondément ancrés dans la réalité cette mission qui est celle de chaque baptisé :
« De sa propre volonté, le Christ s’est fait dépendant de Marie pendant l’Avent. Il était absolument sans défense. Il ne pouvait aller nulle-part sans y être portée par elle. Il ne pouvait parler. Il n’avait d’autre souffle que celui de sa mère. Son cœur battait dans le cœur de Marie. Aujourd’hui encore, le Christ dépend des hommes. Il est, littéralement, déposé entre les mains d’un homme. C’est un homme qui doit L’amener aux mourants, un homme qui doit Le porter dans les prisons, les ateliers, les hôpitaux. Un homme doit Le porter sur son cœur, dans une petite custode, sur le champ de bataille. Un homme doit L’offrir aux petits enfants et puis Le “reposer” dans sa demeure dorée. Au monde moderne qui recherche éperdument une liberté illimitée, et souvent immorale, répond la dépendance du Christ, lié et vulnérable — Christ dans le sein de Marie, Christ dans l’Hostie, Christ dans la tombe. Cette dépendance du Christ met sur nos épaules une grande responsabilité. Pendant la tendre saison de l’Avent, nous devons Le porter dans nos cœurs partout où Il veut aller — et il est tant de lieux où qu’Il ne pourra jamais pénétré si nous ne L’y portons pas. Aucun d’entre nous ne sait quand sonnera l’heure la plus aimable de notre vie. Peut-être sera-ce alors que nous portons le Christ dans ces tristes bureaux de la ville où nous travaillons, ou dans la misérable demeure de ce pauvre homme rejeté de tous, ou auprès de cet enfant gâté, ou encore sur ce vaisseau de guerre, cette base navale ou ce camp militaire. Charles de Foucauld, un jeune soldat français de notre temps, devint prêtre et ermite dans le désert, où il fut tué par des arabes, ceux-là même qu’il était venu servir. Sa vie de missionnaire et d’ermite ne semble, aux yeux du monde, qu’une aventure spirituelle à la Don Quichotte, un combat contre les moulins à vent du désert, mais il savait, comme il l’a lui même dit à de nombreuses reprises, que cette vie valait la peine, et cela pour une raison seulement : par sa présence, la Sainte Hostie était également présente. Il importait peu que l’héroïque prêtre fût incapable de mettre des mots sur les merveilles qu’il portait en lui. Le Saint Sacrement était là, présent, dans le désert. Le Christ était là, silencieux, sans défense, dépendant d’une créature. Ce que Son serviteur était incapable de dire avec des morts, le Christ, en Son temps, saurait le dire dans le silence. Parfois, il peut nous sembler que notre vie n’a pas de sens, que de retrouver jour après jour ce bureau, cette école ou cette usine n’est rien que fatigue et perte de temps. Mais peut-être que Dieu nous y envoie parce que sans nous le Christ n’y serait pas. Si notre présence signifie que le Christ y est présent, alors tout a du sens. »
Les citations de cet article sont tirées du livre de Caryll Houselander « The Reed of God »