Depuis le mois d’août se tient une exposition Dramatis Personae des œuvres de Yevhen Lysyk (1930-1991) dans le parc-musée Taras Chevchenko à Lviv, dans la petite église de Yazlivchyk.
Yevhen Lysyk est un peintre scénographe qui a travaillé pour l’opéra de Lviv dont il est devenu l’artiste en chef dès la fin des années 1960. L’exposition rassemble des dessins et peintures qu’Yevhen Lysyk n’avait jamais exposés de son vivant. La magnifique église en bois accueille comme dans son écrin les portraits de ces personnages du drame humain imaginés ou réels, tous dessinés à partir des souvenirs de l’artiste.
Yevhen Lysyk peignait ou dessinait rarement d’après nature, mais puisait dans sa mémoire et dans l’extrême profondeur de son observation les traits, les expressions, les postures de ses personnages. Toutes les œuvres sont en noir et blanc, seule une esquisse plus théâtrale semble déchirer de son rouge flamboyant le cosmos : une croix faite de silhouettes et de flammes semble danser au milieu d’un cercle de matière métallique, tranchante et froide. Toute cette exposition nous rappelle que sur fond de finitude et de mort, la lutte pour le bien est menée à une profondeur qui n’est atteinte que là où la liberté de l’homme est établie par la liberté de Dieu.
Mariya Tsymbalista, travaille au musée national Andrey Sheptytsky de Lviv et chargée de cours au département de théologie de l’UCU [1]cours « Histoire de l’art sacré » et « Théologie de l’icône« et doctorante à l’université Cardinal Wyszynski de Varsovie. Elle a écrit ce texte au sujet de l’exposition:
« Plus une personne se rapproche de son identité en Dieu, plus elle remplit parfaitement son rôle. » [2]Urs von Balthasar. Theo-Drama: Theological Dramatic Theory. II Dramatis Personae: Man in God « Généralement les idées diffèrent sur le rôle de Dieu dans le drame du monde – soit Il est directement impliqué dans le tourbillon des événements et donc des souffrances, soit Il observe philosophiquement sa création depuis les coulisses ; Il est acteur ou bien seulement metteur en scène. Il en va de même sur l’idée de l’homme en Dieu : il a une totale liberté d’action ou s’il se contente de remplir consciencieusement son rôle prédéterminé. Bien sûr, il s’agit là d’extrêmes, entre lesquels se trouve une réalité plus vraie et complexe.
Je pense que Yevhen Lysyk, en tant qu’artiste et scénographe, mais aussi en tant que protagoniste du drame de sa propre vie, l’a bien compris. Sa conversation avec Dieu est très personnelle, façonnée par ses propres expériences et souvenirs, et ne se situe pas sur le plan des icônes colorées des saints, mais parle de la sainteté dans le langage complexe d’une ligne noire sur du papier blanc.
Il parle de captifs et de guerriers, d’hommes jeunes ou barbus, de femmes aux cheveux longs et aux yeux creusés, de mourants et de ressuscités, de semeurs et de danseurs, de sauveurs et de ceux qui ont besoin d’être sauvés. Parmi les acteurs, les dramatis personae du grand drame divin, il y a même la place pour un vieux cheval, sorte de mémoire grise de l’enfance.
Les œuvres graphiques de Yevhen Lysyk, originaire de Shnyrov, sont présentées dans l’espace d’une église de Yazlivchyk, du district de Brody. Il s’avère qu’il y a une distance d’environ dix kilomètres entre les deux villages, et qu’il y a une différence d’âge d’environ six ans entre Lysyk et l’église. À l’époque de l’achèvement de l’église de Yazlivka, le jeune Yevhen Lysyk vivait sous la tutelle de son père et de son grand-père, aimait dessiner et appréciait tout particulièrement les chevaux – travailleurs et jeunes, libres et beaux. Quelques années plus tard, la seconde guerre mondiale éclate. Tant de choses vont changer, temps difficiles autant pour les personnes que pour les églises…
Yevhen Lysyk s’installe ensuite à Lviv avec son père. Lysyk deviendra un brillant scénographe, créateur de mondes majestueux du théâtre ukrainien – « Spartacus » de A. Khachaturian (1965), « Le Cerceau d’Or » de B. Lyatoshynskyi (1971), « Médée » de R. Gabichvadze (1982), « La Création du Monde » de A. Petrov, « Othello » de J. Verdi (1990)… Parallèlement, dans son atelier de Lviv, il créera sa propre vision de l’ordre du monde et produira des centaines de dessins – images intimes sans titre ni signature. Après tout, l’artiste exige de son spectateur le même travail intensif de recherche de vérité que lui-même.
Et maintenant, les œuvres de Lysyk sont dans cette église. Le conservateur Roman Zilinko et l’initiatrice du projet, la fille de l’artiste, Anna Lysyk, ont sélectionné plusieurs dizaines d’œuvres graphiques parmi les centaines laissées par l’artiste. Il s’agit de dessins de réflexion sur la mémoire, la foi et, surtout, sur les personnes. Ils sont datés des années 1960 jusqu’aux années 1980, réalisés au crayon, à l’encre ou au fusain noir sur du papier blanc, et se trouvent maintenant ici, dans cette église qui était autrefois destinée à la prière commune, mais qui est restée sans titre.
C’est maintenant un espace pour une nouvelle action de prière – un drame humain en Dieu, que Lysyk nous révèle avec ces lignes ascétiques et ces images expressives : la parabole du semeur, la danse d’action de grâce de la prophétesse Miriam et les lamentations du juste Job ; solitude, croix et deuil ; Ascension : « Tandis qu’ils regardaient attentivement le ciel, comme il s’en allait, deux hommes vêtus de blanc se tinrent près d’eux et dirent : ‘Hommes de Galilée ! Pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? Ce Jésus, qui a été enlevé d’entre vous au ciel, reviendra de la même manière que vous l’avez vu monter au ciel.’ »
Les gens sont silencieux, crient, souffrent, se réjouissent, pensent et rêvent ; des figures humaines dans la danse, le travail et la prière ; unis à Dieu dans la crucifixion, le deuil et l’ascension. Ainsi, chaque visage, chaque figure captée par Lysyk et chaque personne présente est cet acteur, Dramatis Persona et pour l’éternité, en Dieu. »
Biographie
Yevhen Lysyk est né le 21 septembre dans le village de Shnyriv [3]aujourd’hui région de Lviv, district de Brody au sein d’une famille de paysans. Avant même d’avoir un an, il perd sa mère et est alors élevé par son père et son grand-père. Yevhen grandit dans la campagne, adopte l’amour de son grand-père pour les chevaux et lit de nombreux livres. Le village possède une maison du peuple active, créée avec l’aide de la société Prosvita : elle dispose d’une salle de lecture, d’un orchestre de mandolines et d’un théâtre amateur, où le père de Yevhen joue dans des représentations. Caché dans le grenier et observant les miracles théâtraux, le garçon acquiert sa première expérience de la scène.
Dès son plus jeune âge, il fait preuve d’un talent artistique que son père et son grand-père encouragent en lui achetant des crayons, du papier et des peintures bon marché. Il aime par-dessus tout dessiner des chevaux (hélas tous ses dessins d’enfant seront perdus. Pendant la guerre lors d’une évacuation du village, le père voulant protéger les œuvres de son fils les enterre… elles disparaîtront à tout jamais). En 1937, il entre à l’école primaire.
La Seconde Guerre mondiale efface alors tous les commencements : les années de lutte pour l’existence et les images terribles du tourbillon de la mort entreront à jamais dans la conscience de l’artiste. Yevhen Lysyk se souviendra de ces soldats marchants comme des ombres, noirs de boue recevant le pain et l’eau que leur donnaient les villageois. Après la guerre, le gouvernement soviétique s’installe dans le village, et avec lui de nouveaux ordres, la collectivisation et les arrestations massives. La famille Lysyk subit elle aussi un sort terrible : l’oncle Ivan n’est jamais revenu des camps et ses trois enfants ont connu tous les cercles de l’enfer. Rester au village devient de plus en plus dangereux. Afin d’éduquer son fils surdoué et en même temps « se perdre » dans la ville, le père part pour Lviv avec Yevhen. Il est impossible d’entrer dans une école d’art sans une formation professionnelle de base. En 1947, Yevhen entre donc à l’école professionnelle où il maîtrise son métier et découvre l’histoire de l’art mondial.
Après avoir obtenu son diplôme universitaire (1949), des problèmes financiers obligent Yevhen à s’engager dans l’armée. Pendant son service en Extrême-Orient (1950-1953), il crée ses premiers décors pour des spectacles de soldats amateurs au club de l’armée.
En 1955, il entre à l’Institut polygraphique de Lviv dans le département de graphisme, qui ferme inopinément un an plus tard, mais Yevhen réussit à être transféré dans le département de peinture monumentale de l’Institut d’État des arts appliqués et décoratifs de Lviv. Le jeune Lysyk cherche sa propre voie dans l’art, dégoûté à la fois par la copie abrutissante et le décorativisme lénifiant. Il admire les dessins d’un étudiant Eldar Efendiev, qui se distinguent par une compréhension constructive de l’anatomie du corps humain et de sa plasticité architecturale. Parmi les maîtres des époques passées, il respecte particulièrement Michel-Ange : la profondeur de ses images et son sens parfait du corps humain. Il s’intéresse aux œuvres des monumentalistes mexicains, dont les peintures semblent détruire le plan du mur, créant une brèche vers une autre réalité. Sa fascination pour l’œuvre de Picasso a commencé par des coupures d’illustrations de journaux qu’il rassemblait dans un cahier.
En 1961, il soutient son diplôme et continue à travailler à l’opéra. Un an plus tard, il présente sa première œuvre indépendante dans le style du minimalisme constructif – la scénographie de trois ballets combinés en une seule représentation : « Glory to the Cosmonauts » de Yuri Biryukov, « The Poetry of the Negro » de Gershwin et le Boléro de Ravel. La représentation connaîtra un grand succès.
La production de 1965 du ballet Spartacus de Khatchatourian peut être considérée comme le manifeste créatif de l’artiste dans le domaine du théâtre. Le décor devient ici un acteur à part entière de l’action musicale et plastique, et parfois un puissant noyau de son contenu émotionnel et philosophique.
La liste des productions s’allonge rapidement : la trilogie des ballets « Lumières de l’aube » sur des musiques de V. Kireiko, L. Dychko et M. Skoryk (1967), « La Légende de l’Amour » de A. Melikov (1967), « Romeo et Juliette » de S. Prokofiev (1968), « La Dame de pique » de P. Tchaïkovski (1969), « Le Maître du foyer « de V. Hubarenko (1969), « Esmeralda » de C. Pouni (1970) et « Boris Godounov « de M. Musorsky (1971). En 1967, il devient l’artiste en chef de l’Opéra de Lviv.
Lors des représentations conçues par Lysyk, le public semble être transporté dans une autre réalité. D’immenses panneaux ressemblant à des fresques et un éclairage complexe forment un tout avec la musique et l’ensemble de la représentation théâtrale : une cathédrale gothique s’élevant vers le ciel comme un immense arbre (« Esmeralda) », des images apocalyptiques de la souffrance humaine dans les trois cercles de l’enfer et la Mère de Dieu « cosmique » en deuil bleu argenté (« La Création du monde ») et d’autres images majestueuses. La dernière version scénique du ballet Spartacus (1987), le spectacle qui a lancé l’ascension créative de Lysyk, semble incarner le credo de sa vie : la poursuite de la liberté spirituelle comme but suprême, comme sens de l’existence.
Au cours des dernières années de sa vie, il enseignera dans la nouvelle faculté de peinture monumentale de l’Académie des Beaux-Arts de Lviv. En 1989, il entreprendra son premier voyage en Europe en Espagne (jusque-là, on lui aura toujours refusé de voyager en dehors de l’espace de l’Union Soviétique) où il voit enfin les œuvres de ses maîtres préférés, Velázquez, Goya, El Greco et Picasso. En tant que membre d’une délégation d’artistes de théâtre, il se rendra aux États-Unis, où il donnera des conférences sur la scénographie à des étudiants de facultés spécialisées. Le 27 juillet 1990, la dernière création de Yevhen Lysyk a lieu à Lviv – l’opéra « Othello » de Verdi. La scénographie de la production semble être remplie d’une prémonition de l’inévitable : des espaces déserts, une architecture rigide, des cieux étrangement ouverts…
Il a épousé Oksana Zinchenko, artiste elle-même (conceptrice des costumes de théâtre de l’Opéra de Lviv) et il est le père d’Anna Lysyk, céramiste.
Le 4 mai 1990, Yevhen Lysyk meurt à Lviv.
Les photos utilisées dans la partie « Bibliographie » de l’article sont prises d’un livre dédié aux oeuvres de Lysyk publié en 2021. Les photos de la première partie sont celles de l’exposition.