Le 15 octobre 2023, une date charnière s’est inscrite dans l’histoire politique de la Pologne, avec un changement de gouvernement après le règne du PiS (Droit et Justice) pendant huit ans. Quelques réflexions depuis Varsovie.
Fait significatif, l’élection du 15 octobre a connu le taux de participation le plus élevé de l’histoire : 74,38 % des Polonais se sont rendus aux urnes. À titre de comparaison, après la chute du communisme, 62,70 % des Polonais avaient participé aux premières élections libres tant attendues en 1989. Ce résultat constituait un record pour une élection parlementaire. La date des élections n’était pas non plus une coïncidence : elles étaient prévues la veille de l’anniversaire de l’élection de Karol Wojtyła comme pape (16 octobre 1978). Dans le système politique polonais, c’est le président qui indique la date des élections législatives. Beaucoup ont vu dans le choix de cette date une tentative d’enflammer les esprits des Polonais et un désir du président Andrzej Duda d’en faire une bataille entre deux systèmes de valeurs : l’héritage de Jean-Paul II et les idéologies occidentales. Il faut comprendre par là l’idéologie LGBT, l’avortement, l’afflux incontrôlé de migrants, la perte de l’identité culturelle, car c’est à travers ce prisme que les partis d’opposition sont vus par les cercles de droite. Il vaut la peine toutefois de regarder cette élection aussi bien d’un point de vue que de l’autre, d’autant que de nombreux catholiques ont soutenu les partis d’opposition.
Droit et Justice (PiS), au pouvoir jusqu’à présent, a la réputation d’être un parti catholique, tant dans l’opinion publique polonaise qu’à l’étranger. C’est ce qui a provoqué une levée de boucliers de la part de nombreux catholiques qui n’étaient pas d’accord avec le maintien du PiS au pouvoir, estimant que sur de nombreux points, il n’avait pas grand-chose en commun avec le catholicisme. Les réformes de la loi et de la justice ont objectivement conduit à la politisation de la plupart des institutions de l’État et des tribunaux, qui étaient restés indépendants jusqu’à présent. La télévision publique est devenue, au cours des huit dernières années, un outil politique du parti au pouvoir. Les faits parlent d’eux-mêmes : au cours du dernier trimestre, 75 % du temps d’antenne de la télévision publique a été consacré aux activités du PiS ; les autres partis ont bénéficié de 7 à 3 % du temps d’antenne. On peut se demander pourquoi le PiS gouverne de manière aussi autoritaire. Il est vrai qu’une partie importante des médias en Pologne dépend du marché allemand et américain (par exemple Discovery Channel), on peut donc supposer que le PiS cherchait à se prémunir des ingérences occidentales poussant à des changement sociétaux et à un bouleversement des visions du monde (comme dans le cas de l’idéologie du genre). Ceci explique la tentative de prise de contrôle des médias par le PiS, ce qui, malgré les importantes sommes d’argent investies, n’a pas apporté le résultat escompté et n’a pas permis de gagner à nouveau les élections. Il convient également de mentionner le changement d’orientation de la politique étrangère opéré par le PiS. Le précédent gouvernement PO (Plateforme civique) était extrêmement pro-européen – avec son chef et très probablement futur premier ministre polonais – Donald Tusk (président du Conseil européen de 2014 à 19). Le PiS a quant à lui pris une orientation pro-américaine, d’autant plus que la majeure partie du gouvernement est tombée pendant la présidence de Donald Trump, qui a mené des politiques similaires à celles voulues par le PiS. D’où une position critique à l’égard de l’Union européenne et une rhétorique négative à l’égard de l’Allemagne (la Pologne a demandé durant le mandat PiS une compensation aux Allemands pour les pertes subies pendant la Seconde Guerre mondiale). Il convient de mentionner ici que les Polonais sont l’un des peuples les plus enthousiastes à l’égard de l’adhésion à l’UE, car la Pologne est le pays ayant reçu le plus de subventions de l’UEces dernières années. De sorte que tout conflit opposant la Pologne sur la ligne PiS à l’UE a été perçu comme une menace. Depuis la libération en 1989, les Polonais, traumatisés par des années d’oppression sous le régime communiste russe, ne peuvent envisager d’autre alternative que les USA ou l’UE. L’état d’esprit, sur lequel tout le monde est d’accord, peut être exprimé par la phrase suivante : « Aussi loin que possible de la Russie ! »
Parmi les raisons de la défaite du PiS, il y a le paradoxe de son positionnement anti-immigration, car dans les dernières semaines de la campagne, il est apparu que le gouvernement du PiS était impliqué dans une affaire de vente de visas pour la Pologne sur des marchés indiens ou africains, afin que les migrants puissent entrer dans d’autres pays européens ou aux Etats-Unis. Ils ont ainsi attiré un nombre record de migrants économiques en Pologne.
Le dernier facteur, et probablement le plus important, de l’incapacité du PiS à former un gouvernement seul est l’inflation. Après l’Ukraine et la Russie, la Pologne a été le premier pays le plus touché par la guerre en cours. À un moment donné, il y a eu une « course » entre les partis polonais pour savoir lequel d’entre eux offrirait le plus de soutien à l’Ukraine. Aucun des partis ne s’est positionné différemment, et les quelques politiciens de la Confédération d’extrême droite qui ont critiqué la partie ukrainienne ont vu leur côte de popularité baisser immédiatement dans les sondages. En Pologne, tous sont en faveur de la guerre (d’où peut-être la rhétorique de Poutine qualifiant les Polonais de russophobes). Ceci explique l’incroyable aide humanitaire apportée à l’Ukraine, mais aussi l’engorgement complet du marché du logement dû à l’afflux momentané de 2 millions d’Ukrainiens, qui a fait pour certains doubler le loyer en l’espace d’un an. Cela a finalement conduit à une inflation massive, qui a atteint 18,4 % en février de cette année et est restée à deux chiffres pendant plus de six mois. Rien n’est plus perceptible qu’un portefeuille qui se vide. Certes, de nombreuses personnes affirment que la restriction du droit à l’avortement (bien qu’elle n’ait pas été imposée par la loi mais par un arrêt de la Cour constitutionnelle et n’est donc pas directement imputable au PiS comme beaucoup le pensent) a incité les gens à écarter le PiS du pouvoir. Toutefois, il faut reconnaître que ce sont d’abord des facteurs économiques qui ont fait pencher la balance en leur défaveur. Et bien que les Polonais aient beaucoup apprécié l’engagement du gouvernement à aider l’Ukraine, lorsque ces décisions commencèrent à influer sur le portefeuille des Polonais, personne ne s’est plus souvenu des photos du président Duda serrant le président Zelenski dans ses bras.
On doit reconnaître au PiS d’avoir réformé la TVA, réduisant drastiquement le marché noir, ce qui lui a permis de mettre en œuvre de nombreux programmes sociaux sans augmenter les impôts et (du moins dans un premier temps) sans endetter l’État. Les Polonais l’ont remarqué et apprécié. Plus tard, cependant, les doubles pensions ont commencé à être introduites comme un « cadeau du gouvernement », ce qui a déclenché une spirale inflationniste et une réaction de la population contre la politique de dilapidation de l’argent.
Bien que le PiS ait remporté les élections (il a obtenu 35,38 % des voix, l’autre parti, le PO, 30,7 %), il est clair qu’il ne formera pas de gouvernement. Jusqu’à présent, il avait la majorité absolue au parlement, et bien qu’il ait obtenu le meilleur résultat, cela ne lui permet pas de gouverner, car aucun des partis d’opposition ne veut se coaliser avec lui.
Un gouvernement de gauche attend-il la Pologne aujourd’hui ? Le gouvernement sera très probablement formé par la Coalition civique, la Troisième Voie et la Gauche. La gauche n’aura qu’une représentation symbolique (8,61 %) et ne jouera donc pas un rôle majeur. Ce qui a été surprenant, c’est le résultat de la Troisième Voie qui avec 14,4 % est arrivée en troisième position. Critique du gouvernement du PiS, ce parti est néanmoins le plus conservateur de cette probable coalition. Il a déjà annoncé qu’il n’accepterait pas d’inclure les questions sociétales dans l’accord de coalition et qu’il pourrait accepter une éventuelle extension du droit à l’avortement si les Polonais en décidaient ainsi lors d’un référendum national. L’un des deux dirigeants du parti, Szymon Holownia, est un catholique déclaré (avant ses activités politiques, il était très engagé dans l’évangélisation, a publié plusieurs livres sur la spiritualité et est entré deux fois au séminaire avant de fonder une famille). Un nombre important de catholiques se sont détournés du PiS et ont choisi, entre autres, la troisième voie, qui offre la possibilité de former de nouveaux gouvernements avec un appareil étatique plus sain, sans pour autant compromettre les valeurs issues de l’enseignement social catholique. Son approche diffère de celle du PiS par son désir de renforcer les relations avec l’Union européenne, de réorienter les programmes sociaux pour subventionner les soins de santé et les programmes d’aide aux personnes handicapées et aux jeunes souffrant de problèmes de santé mentale. Son principal slogan est le suivant : « Assez de querelles, allons de l’avant ! » Conscient des conflits blessant durablement la société polonaise, il déclare vouloir écouter tout le monde. Ce qui peut être remis en question dans sa position pro-catholique, c’est le retrait de la catéchèse des écoles (la religion est toujours une matière scolaire en Pologne), son ouverture relative à la légalisation de la marijuana ou le financement de la fécondation in-vitro.
Lorsque le PiS a pris le pouvoir en 2015, il a charmé les Polonais avec des programmes sociaux. Cependant, la trésorerie de l’État s’est vidée, l’argent a perdu de sa valeur et plusieurs scandales se sont succédés. S’il y a désormais un changement de direction dans la politique polonaise, il faut rappeler que cela n’est pas d’abord une question morale et l’opposition de visions du monde, mais bien un compte de pertes et profits.