Le documentaire « 1489 – Disparu en mission » de la cinéaste Shoghakat Vardanyan a remporté le prix du meilleur film au Festival International du Film Documentaire d’Amsterdam (IDFA). Alors que la guerre a éclaté en 2020, sur les terres arméniennes du Haut Karabakh contre l’Azerbaïdjan, Shoghakat et sa famille cherchent à retrouver les traces de leur fils et frère, Soghomon, envoyé au front et porté disparu le 3 Octobre 2020, au septième jour de la guerre.
Le film commence et se termine par la description de faits, que nous pensons importants de retranscrire pour une meilleure compréhension de l’histoire de cette famille :
« L’Artsakh (Haut Karabagh) est historiquement un territoire arménien. Il a été rattaché à l’Azerbaïdjan soviétique en 1921, contrairement aux engagements pris par le passé. Le conflit autour de ce territoire et du droit de l’autodétermination des Arméniens qui y vivent a débuté en 1988, et se poursuit encore aujourd’hui, avec des phases de relative stabilité et d’opérations militaires meurtrières. (…) A la suite de la guerre du Haut Karabagh (2020), l’Azerbaïdjan a pris le contrôle d’une grande partie du territoire. Selon les chiffres officiels, plus de 3809 Arméniens ont été tués. Des sources non officielles parlent de 5000 morts parmi les Arméniens. Alors que nous terminons ce film, plus de 200 personnes étaient portées disparues. Selon les défenseurs des droits de l’homme, 80 personnes étaient détenues par l’Azerbaïdjan. Le 12 décembre 2022, l’Azerbaïdjan a bloqué le corridor de Letchine, la seule voie d’accès entre la République de l’Artsakh et l’Arménie. Ce blocus total a duré 9 mois en privant la population de l’Artsakh de toute forme d’approvisionnement, y compris de nourriture et de médicaments. Le 19 septembre 2023, L’Azerbaïdjan a rompu l’accord de cesser le feu et a lancé une attaque massive sur l’Artsakh. Cette épuration ethnique menée par l’Azerbaïdjan eu pour conséquence la mort de centaines de personnes. Plus de 100 000 Arméniens ont été expulsé de force de leur pays. »
Face à l’étendu de la guerre, touchant de nombreuses familles et personnes arméniennes, Shoghakat choisit de nous faire entrer dans l’intimité de sa propre famille. Avec l’instrument de la caméra de son téléphone, elle nous découvre les dessous du drame, nous plongeant dans l’existence d’êtres chers, et combien chers.
Son père est sculpteur. Il sculpte ces ancestrales croix arméniennes, il façonne la pierre, la touche, la travaille, lui donne vie et histoire. Lui et sa famille se trouvent, sous nos yeux, comme cette pierre façonnée en forme de croix. Sous une éclatante lumière d’automne, nous le voyons travailler, puis, jetant un regard dans son atelier, nous l’entendons dire doucement : « Ça sert à quoi tout ça ? Si Soghomon revient, tout ça prendra un sens ». Le visage de ce père nous est révélé tout au long du film : un père aimant, déchiré par la perte de l’être aimé. La douleur creuse le visage de cet homme rempli de tendresse et de douceur, qui s’adresse à sa fille en disant : « Je suis perdu, je ne sais plus ce que je dis. C’est ma peur qui parle, ce n’est pas volontaire. J’ai passé toute ma vie à chercher le bonheur à travers vous, pour pouvoir fermer les yeux en paix et tout voir fleurir autour de moi ; vous voir grandir, vous élever, voir mes enfants et petits-enfants s’épanouir. Alors le malheur arrive et vient tout réduire à néant. Tu comprends, ma vie n’aura servi à rien, tous mes rêves, tout ce pour quoi j’ai vécu. Quelle force me reste-t-il ? ». À d’autres moments, nous le voyons lever les bras. Sa fille saisit l’instant avec sa caméra et lui demande « Tu faisais quoi papa ? » Et lui de répondre : « je priais ».
Des moments de prières douloureuses, silencieuses, les lamentations de la mère et son espérance en l’intercession du ciel transpercent l’écran tout au long du documentaire : « Je te prie de nous ramener notre Soghomon. Notre Père qui est aux cieux… » : son amour surpasse l’insupportable douleur de la disparition. Des moments de poésie aussi jalonnent ce film : alors qu’un oiseau se trouve coincé à l’intérieur d’une maison, le père de Shoghakat l’attrape, le caresse longuement avant de le relâcher par la fenêtre.
Puis, un appel annonce aux parents que le corps de Soghomon, a été trouvé mort. Shoghakat va trouver ses parents dans leur chambre. Son père la regarde, et lui dit, la voix étranglée par les larmes : « Qu’est-ce qu’il y a ma chérie ? », n’osant lui dire l’atroce nouvelle ; mais Shoghakat sait. Et il lui dit doucement ces mots « je sais », qui sont aussitôt couvert par les mots de son père : « je t’aime. Je porterai ta douleur pour toi ». Sa mère, saisie de douleur, confie son fils : « Sainte Mère de Dieu, occupe-toi de Soghomon comme une Mère, mes biens aimés saints. Oh Soghomon, je mourrais pour toi ».
Ce film documentaire, d’une rare beauté, empli de douleur et de tendresse, d’humour parfois, ainsi que de poésie au cœur du drame, crie la vérité sur la guerre, et nous saisit par une vérité plus grande encore : celle de l’amour.