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Komitas : de la folk à la Liturgie

La vie et la recherche de Komitas Vardapet peut paraître étonnante : comment se fait-il qu’un prêtre, théologien, chanteur réputé et compositeur, ait “gaspillé” son temps à retranscrire plus de 1200 chants folkloriques pour ne composer qu’une seule liturgie, le “Patarag” ?

 

Le Pere Komitas (Source)

 

Les débuts de la tâche de Komitas

A mesure que Komitas prend de l’envergure comme chef de chœur dans l’église arménienne, il note que quelque chose a été perdu dans le chant arménien. Il voit avec tristesse les siens copier les styles musicaux d’autres pays : « Les ménestrels instruits chantent et jouent le plus souvent en utilisant des formes d’écriture de ménestrel arabe, perse et turque, bien que leurs textes soient parfois arméniens. Souvent, ils adaptent de nouveaux mots à des mélodies toutes faites » si bien que de mauvaises langues prétendent que « le peuple arménien est dépourvu de musique nationale » [1]Gourguen Gasparian, (hy) Komitas dans les mémoires et les souvenirs de ses contemporains, p. 411, Erevan, 2009 Plus difficile encore à accepter, ce « mélange » touchait jusqu’au chant liturgique.

Dans une de ses lettres, Komitas s’en désole : « …Pauvre peuple arménien ! Tu es une nation, aussi unique que les autres nations ; personne ne peut le nier. Tu as une langue distincte : tu parles. Tu as un esprit distinct : tu juges. Tu as une physionomie distincte, par laquelle tu te distingues des autres nations et de leur physique. Mais ton cœur, qui est la source de tes sentiments, n’est supposément pas tien, il n’est qu’assyro-byzantin et indo-persan. »
C’est ce cœur arménien, que Komitas a écouté chanter dans les campagnes étant enfant, qu’il va se mettre à écouter.

Un travail exécuté dans une suite

Malgré le peu de mentions explicites sur le lien entre Komitas et le Patriarche Khrimian, il semble qu’ils étaient comme père et fils : c’est Khrimian qui lui a choisi et donné le nom particulier de Komitas, du nom d’un patriarche et compositeur arménien du VIIe siècle célèbre pour son chant; c’est lui qui a cherché et obtenu une bourse pour envoyer Komitas étudier la musique à Berlin ; c’est également lui qui a confié à Komitas la mission d’enseigner la musique au séminaire Gevorkian à son retour de Berlin. L’attention, le réalisme, sa fidélité malgré les (fortes) critiques et ultimement les fruits que la quête de Komitas a produit trouvent leur sens dans la ligne de cette suite.

La folk et la liturgie comme frère et sœur

Dans son journal, Komitas note « Nos mélodies folkloriques et liturgiques, qui sont comme frère et sœur et ont la même formation, sont toutes deux composées sur (le) principe des tétracordes. ». Ce lien avait pu être oublié au fil des années, mais pour Komitas, il était évident qu’il fallait le prendre au sérieux. D’où vient le chant liturgique sinon du chant folklorique ? « Jusqu’à l’invention de l’alphabet, l’église arménienne ne chantait que des psaumes. (…) Le type de mélodies utilisées pour chanter les psaumes n’est pas clair ; le plus probable est qu’ils étaient chantés sur d’anciennes mélodies folkloriques. » [2]http://www.komitas.am/eng/church_music.htm

L’étonnante richesse du chant folklorique…

C’est donc à la campagne, dans cet univers où il avait grandi, que Komitas décide de débuter sa quête : « il est remonté aux racines du chant arménien, à celui du paysan, du travailleur, au chant populaire de la plaine d’Ararat, du Chirak, de Van et de Mouch. Il l’a abordé avec le cœur, comprenant que l’essence de la musique arménienne est à rechercher au tréfonds des chants populaires.» [3]Gourguen Gasparian, (hy) Komitas dans les mémoires et les souvenirs de ses contemporains, p. 411, Erevan, 2009 .

Parfois accompagné et aidé par des séminaristes, Komitas recueille près de 1200 chants folkloriques au cours de multiples voyages. Il allait jusqu’à se cacher pour ne pas influencer le chant !

 

Sandi yerg : Qui frappe le moulin à pierre ? / Mille salutations, de sa part. / J’ai un mari, perdu et errant / avec un pantalon déchiré, c’est une honte. / Ce soir, c’est l’aube du dimanche. / J’ai un mari, qui est un petit poussin.

 

Au cours de sa recherche, Komitas perçoit une grandeur dans le chant folklorique : « les chansons paysannes étaient considérées comme sans valeur (…) le paysan lui-même ne pense pas beaucoup à ses compositions quotidiennes, qui sont pour lui aussi routinières que le pain et l’eau. Le paysan méprise la plupart de ses propres types de chansons ; il ridiculise les érudits qui recueillent et écrivent avec soin ces « vieilleries et chansonnettes efféminées ». » [4]http://www.komitas.am/eng/folk_music.htm

Il y a une totale gratuité. Ce sont des chants composés dans le creuset de la vie, transmis par les générations précédentes, élagués au fil des années. Ce sont des chants ouverts au monde « les fières montagnes, les vallées profondes, les champs, le climat varié, les nombreux événements historiques, la vie intérieure et extérieure du peuple (…) en un mot, tout ce qui touche aux sentiments et à l’esprit de cette nation. » [5]http://www.komitas.am/eng/folk_music.htm

 

La lumière du matin – Les étoiles du matin lumineux sont apparues, / l’aube a ouvert ses portes / pendant le temps de la prière. / La lumière du matin s’est levée avec émerveillement. / Avec ma charrue, je vais cultiver les champs.

 

« Demandez à un paysan arménien le nom du lieu d’origine d’une certaine chanson ; qu’il le sache ou non, il vous donnera le nom d’un village. Demandez-lui le nom de la personne qui a composé la chanson, il vous renverra au chanteur connu de ce village. Si vous interrogez le chanteur, il vous donnera le nom d’une autre personne ou haussera les épaules. Le nom de l’auteur est connu dans les chansons qui ont des sujets mémorables, comme l’histoire d’une personne malmenée par une hyène, ou noyée dans la mer, ou asphyxiée par un blizzard, ou assassinée, ou d’une fille enlevée, et ainsi de suite. Ces chansons sont composées par les gousans, des chanteurs-poètes ordinaires, errants ou sans talent, qui, après avoir raconté l’incident, donnent leur nom dans la dernière strophe. Mais avec le temps, lorsque la chanson vieillit, l’auteur est oublié ou confondu avec un autre chanteur, car c’est la chanson elle-même qui intéresse le paysan et non l’auteur ; l’auteur peut être cette personne aujourd’hui, une autre demain. Le talent de composer est un don naturel pour le paysan ; tous les paysans savent plus ou moins composer et chanter des chansons. Ils étudient l’art de la composition à partir de la nature, qui est leur école infaillible.

Au village, tout le monde sait plus ou moins chanter, car tous participent à la création d’une chanson. Mais personne ne sait qui a « concocté » la chanson, car tous participent au processus de création. Personne ne sait où elle est composée, car elle aurait pu être composée n’importe où. Personne ne sait comment elle est composée, car la création d’une chanson est une activité spontanée. Personne ne sait quand elle est apparue, car chaque moment apporte avec lui une nouvelle variation.

 

 

Es gisher – This night (love song) : This night, autumn night / dampness is descending, coloring the river. / The colorful birds of Arnos Mountain / have entered sleep with my beloved.

 

La création de chansons pour le paysan est aussi courante que la conversation. Si l’on n’écrit pas ce qui est dit, ou si les pensées ne sont pas retenues dans notre esprit, on ne s’en souviendra pas plus tard. Les villageois respectent strictement l’usage prescrit des différents types de chansons. Chaque chant doit être appris ou chanté à l’endroit et au moment qui lui conviennent : Ils chanteront des chants de travail pendant le travail, et des chants domestiques lorsqu’ils seront à la maison, et ainsi de suite. Aucun villageois ne chantera un chant de battage lorsqu’il est à la maison, car l’endroit pour chanter le chant de battage est l’aire de battage.

Chaque chanson est liée à un moment de la vie du village et se rapporte à ce moment précis. Le paysan ne peut pas comprendre, créer ou utiliser une chanson qui n’est pas liée à ce moment ». [6]http://www.komitas.am/eng/folk_music.htm . Dans un autre de ses articles Komitas souligne que la musique paysanne « contient la philosophie et l’âme de son peuple, car la musique est le reflet le plus clair d’une nation, le plus naturel et le plus vrai dans toutes ses expressions : aussi vrai que ce peuple l’est et aussi fort que peut l’être celui qui lui a donné vie » [7]http://www.komitas.am/eng/folk_music.htm .

…achevée dans la Liturgie

Après de longues années à écouter les plus pauvres, à retranscrire leurs chants, Komitas finit par composer une œuvre liturgique appelée le « Patarag » . [8]http://www.komitas.am/eng/patarag.htm Cette œuvre occupe une place importante dans le rite arménien aujourd’hui. Comme le relève Saint Thomas “la grâce ne détruit pas la nature mais la présuppose et la porte à son achèvement[9]St Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Ia, q1, a8, ad2 . Le travail de Komitas n’est jamais parti d’une idée de ce que « devait » être la liturgie. Il n’a pas cherché à inventer ou à tirer du vide quelque chose de nouveau, à révolutionner le chant en « détruisant » le passé afin d’ériger sa propre statue. Le résultat eut été bien différent. Au contraire, toute sa vie n’a été que de recueillir humblement la richesse de son peuple, transmise de siècles en siècles.

Ce qui fait du Patarag une œuvre si unique, si vraie, c’est qu’il « présuppose » le chant folklorique : il se construit sur tous ces chants de la vie quotidienne, en apparence si pauvres, si “communs”, qui sont ultimement l’expression de l’âme d’un peuple, chantant la vie dans ses plus petits détails, des plus joyeux aux plus douloureux.

Ce qui fait du Patarag une œuvre si belle, c’est qu’il est l’acte par lequel Komitas a déposé sur l’autel l’âme de son peuple. Et dans ce même acte, le chant folklorique est porté à son achèvement : La plainte devient prière, la joie action de grâce, le chant traditionnel d’un peuple devient celui du peuple de Dieu, la nostalgie devient l’espérance, la communion du chant ouvre à l’Esprit Saint, le côté charnel ouvre à l’incarnation, …

 

Hayr mer “Հայր մեր” (Notre Père)

References

References
1, 3 Gourguen Gasparian, (hy) Komitas dans les mémoires et les souvenirs de ses contemporains, p. 411, Erevan, 2009
2 http://www.komitas.am/eng/church_music.htm
4, 5, 6, 7 http://www.komitas.am/eng/folk_music.htm
8 http://www.komitas.am/eng/patarag.htm
9 St Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Ia, q1, a8, ad2
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