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Nicolas Philibert : Filmer au-delà du visible

Pour l'édition 2012 du Festival du Court Métrage[1], 24 films sont nominés, dont « La nuit tombe sur la ménagerie », de Nicolas Philibert. Son prochain documentaire « La Maison de la radio »[2] sortira par ailleurs dans quelques mois. Deux occasions de mieux découvrir ce cinéaste atypique qui vit le documentaire comme un réel art cinématographique.

« J'incline pour une certaine fragilité, cette part de risque liée à ce qui s'invente au jour le jour sans qu'on en connaisse toujours l'issue. Au cinéma, la beauté ne se convoque pas sur rendez-vous. Lorsqu'elle se glisse dans un film, c'est presque toujours par effraction. Documentaire ? Fiction ? Pour moi, la question n'a plus grand intérêt ! Je pense depuis longtemps que s'il y a deux manières de faire des films, la frontière ne se situe pas à ce niveau, mais plutôt entre deux attitudes dans la manière de faire confiance au récit. Il y a les cinéastes qui croient à la rencontre avec l'autre, et ceux qui n'y croient pas. »

Filmer au-delà  du prévisible …

Pour tourner un film, Nicolas Philibert pose sa caméra dans un lieu, et filme, parfois de longs mois. Peu de recherches préalables sur le sujet, le thème, les personnes filmées, mais avant tout le désir de les connaître, d'entrer en relation : « Pour tourner "Le Pays des sourds", je n'ai pas rencontré de spécialistes ni lu d'ouvrages savants sur la question. Mais j'ai appris le langage des signes. » Un regard vierge, humble, qui cherche à se laisser enseigner et laisse la part belle à l'imprévu : « Quand le tournage commence, je ne connais ni le point d’arrivée ni l’itinéraire que je vais prendre : beaucoup de choses reposent sur ce qui va surgir en cours de route, dans le travail, dans la rencontre. » Il en résulte, dans ses documentaires, une certaine part de vulnérabilité, une non-maîtrise assortie finalement d'une grande confiance en ce que la vie propose, suggère : « Ce qui me plaît, dans le documentaire, c’est de ne pas savoir où je vais, de devoir chercher le film jusqu’au bout, sans programme ni plan de travail. D’où un sentiment mélangé de liberté et d’incertitude, une fragilité qui me pousse à être constamment sur le qui-vive. Pour moi, un film est toujours une sorte de quête, un besoin d’aller à la rencontre de quelque chose ou de quelqu’un que je ne connais pas, de me confronter à une part d’inconnu.»
 


 

… et du visible

Pour autant, c'est une lecture particulière que donne Nicolas Philibert aux évènements et aux rencontres. L'objectivité des évènements non-prévus est relue par son regard subjectif, qui donne à voir l'invisible : « Le cinéma a beaucoup plus à voir avec la musique qu'avec le théâtre ou toute autre forme d'art. Un film, ce sont des longues et des brèves, des ellipses, des silences, des timbres de voix, des pleins et des creux, du visible et de l'invisible.  » Il filme ainsi « au-delà du visible », aimant à souligner une anecdote qui semble-t-il, l'a beaucoup marqué. Au terme d'une visite à la clinique psychiatrique de Laborde, le directeur Jean Oury, lui avait dit : « Ici, il n'y a rien à voir. Mais, si un jour vous avez envie de filmer l'invisible, vous serez le bienvenu. » De cette invitation est né le documentaire « La moindre des choses », chronique pleine de délicatesse, d'humour et d'humanité, découvrant la vie quotidienne des pensionnaires de l'hôpital de Laborde. Pour le cinéaste, la manière dont chaque chose, chaque personne est regardée, permet de découvrir son importance.

Question de regard, absence de projet

C'est sans doute pour cela que ses sujets de documentaires sont si diversifiés, voire atypiques. Avouez qu'on a du mal à imaginer un film dont le sujet principal est un ourang-outan (« Nénette ») ! Et pourtant… Pour lui, « Les sujets de films courent les rues. Tout peut devenir intéressant, c’est une question de regard. Le sujet apparemment le plus banal peut donner un film magnifique. » Ce regard, porté sur le sujet, est d'abord gratuit, il lui permet d'exister pour ce qu'il est : « Dans le reportage télé, le réalisateur filme pour illustrer une idée définie en amont. Bien souvent, tout est joué d’avance. Du coup, il n’y a pas de rencontre possible. Il n’y a de vraie rencontre que si on ne sait pas où elle nous mène. » Et c'est bien de ce regard, de cette liberté initiale, de cette gratuité, que naît la rencontre.

Des films rencontres

Car les films de Nicolas Philibert sont toujours des « films rencontres ». Rencontre, tout d'abord, entre le documentariste et le téléspectateur, ce qui fait dire à Serge Lalou, ancien producteur de ses films : « Quel que soit le lieu à partir duquel vous les regardez, ses films s'adressent à chacun d'entre nous avec la sensation troublante d'être le spectateur privilégié à qui il est dédié. »[3] Sur le tournage de « La Ville Louvre », au sein du grand musée parisien, l'un des assistants, ayant observé ses liens avec les gardiens, conservateurs, et le personnel d'entretien dira : « Il établit toujours une relation avec les gens qu'il filme, et ses films portent la trace de cette relation ». Le cinéaste le confirme lui-même : « Je fais des films à partir de rencontres », « je fais davantage "des films avec" que "des films sur". » Il en résulte une quête constante de « la juste distance », une bienveillance, un respect, une pudeur vis-à-vis du sujet filmé, marqué par le son de la voix, les différents plans… « L’autre préexiste à la rencontre et ce qui est filmé, c’est précisément la rencontre. Il ne s’approprie jamais l’autre contrairement à ce qui survient très souvent dans le cinéma documentaire […]. Au cœur du cinéma de Nicolas Philibert, il y a la relation. Il filme la relation. »[4]

Site officiel de Nicolas Philibert : http://www.nicolasphilibert.fr/       


[1] Les Lutins du court métrage est un organisme dont l'objectif est de promouvoir et diffuser les courts métrages auprès du grand public. Ils participent ainsi à la découverte des jeunes talents du cinéma français ou francophone. Créée en 1998, "La nuit des Lutins" est une cérémonie de remise de prix récompensant les meilleures productions, artistes et techniciens de l'année ayant œuvré dans le court-métrage. Les catégories sont en partie calquées sur celles des Césars.
Site internet : www.leslutins.com/
[2] L'œil avisé du cinéaste s'attache cette fois au fameux « média aveugle », pour un film tourné en 6 mois au sein de la Maison ronde.
[3] Serge Lalou, in « La bonne distance », préface à l’ouvrage « Cinq films de Nicolas Philibert » publié à l’initiative du Bureau du Documentaire du Ministère des Affaires Etrangères, 2002.
[4]  Ibid.

 

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