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Dossier Adrienne von Speyr (5) : Adrienne et la féminité

Si on regarde Adrienne von Speyr, on découvre un médecin, une personne courageuse, volontaire, objective, qui ne se regarde pas elle-même ni ne cherche à séduire. A première vue, rien de féminin dans tout cela ! On aurait même tendance à penser qu'Adrienne est plutôt un garçon manqué… Rien à voir en effet avec l'image de la femme subjective et pleine d'émotions, souvent très dépendante du regard posé sur elle, avec une certaine tendance à l'introspection psychologique et à la séduction. 

Mais si on regarde de plus près, on découvre qu'Adrienne vit la féminité à un degré plus profond. En effet, c’est une femme très humaine, avec un caractère bien trempé, des émotions vives, tout l’opposé  d'une personnalité lisse et « parfaite ». Mais loin de l'enfermer sur elle-même, son humanité est comme un point de départ, une ouverture au Mystère. Elle débouche toujours sur la question : « Que veux-Tu ? ». A partir de sa subjectivité de femme, l'intimité avec la Trinité et avec la Vierge Marie lui permet de devenir pleinement elle-même. Rien n'est nié.  Comme l'écrit Edith Stein : « La femme ne pourra devenir ce qu'elle doit être selon sa destination originelle que si le façonnement par la Grâce vient s'enter sur le façonnement naturel interne » [1]La femme, Cours et conférences, Edith Stein, Cerf / Editions du Carmel / Ad Solem, 2008, pp. 95-98.

En contemplant la figure d'Adrienne, on comprend en quelque sorte combien la femme est souvent réduite à une image de féminité atrophiée qui ne correspond pas à ce qu'elle est appelée à devenir. 

Intériorité

Edith Stein écrit : « L'âme de la femme doit être repliée sur elle-même, de sorte que des assauts extérieurs ne mettent pas en péril la vie en son tréfonds ; elle doit être vide d'elle-même afin que la vie d'autrui puisse avoir sa demeure en elle » [2]La femme, Cours et conférences, Edith Stein, Cerf / Editions du Carmel / Ad Solem, 2008, pp. 95-98.

Depuis sa plus tendre enfance, Adrienne est attirée par le silence et la solitude. « C'est chez grand'maman que j'ai appris, toute petite, le recueillement et le silence. Combien de fois, à peine arrivée, après l'avoir embrassée, je demandais: “Je peux me taire, grand'maman?” » [3]Fragments autobiographiques, Adrienne von Speyr, Editions Lethielleux, 1978, p.15. Cette intériorité n'est pas réduite à une sorte d'introspection, à une autoanalyse psychologique, ayant pour but un certain « développement personnel », mais au contraire, elle est disponibilité au Mystère trinitaire. 

Maternité

En raison de sa santé fragile, Adrienne von Speyr n'a pas vécu l'expérience physique de la grossesse et de la maternité. Et pourtant, c'est une mère. 

Tout d'abord, elle élève avec beaucoup de tendresse les enfants de son second époux. Ensuite, sa profession de médecin lui permet de vivre une véritable maternité envers ses patients, qu'elle reçoit et accompagne en premier lieu en tant que personnes, dans l'amour et la certitude que les jours de maladie sont assignés au patient par le Seigneur pour être des jours de recueillement intérieur. « En aucune circonstance le médecin n'a le droit d'abandonner son patient. Celui-ci doit avoir la certitude que le médecin l'accompagne dans sa maladie, qu'il compatit à ce qu'il ressent et qu'il l'aide, à partir de cette proximité humaine, à porter la maladie de manière juste » [4]Arzt und Patient, Adrienne von Speyr, Johannes Verlag Einsiedeln, 1983, pp. 51-52. Ou encore: « Au moment de communiquer le diagnostic […], le médecin peut déjà donner quelques indications, qui aident [le patient] à faire de cette période de maladie un temps fructueux » [5]Arzt und Patient, Adrienne von Speyr, Johannes Verlag Einsiedeln, 1983, pp. 51-52.

Enfin, en collaboration avec le Cardinal Hans-Urs von Balthasar, elle fonde en 1944 la Johannesgemeinschaft (Communauté Saint Jean). En quelque sorte, elle donne naissance à une nouvelle famille spirituelle, un Institut séculier qui correspond à une forme inédite de vie consacrée laïque. Celle-ci naît du désir qui mûrit en elle longuement tout au long de sa vie de se consacrer au Seigneur dans le monde, dans une vie laïque. 

Désir et séduction

Sa mère répète souvent à Adrienne qu'elle est laide, qu'aucun homme ne voudra jamais l'épouser. Pourtant, ses camarades de classe sont d'un tout autre avis… Adrienne recevra de nombreuses demandes en mariage ! 

Adrienne est d'origine protestante. Très vite, honnête envers ses désirs intérieurs, elle pressent que « Dieu est un Dieu autre que le Dieu rétréci du protestantisme » [6]Fragments autobiographiques, Adrienne von Speyr, Editions Lethielleux, 1978, p. 144. Une soif toujours plus grande se creuse en elle, un désir toujours plus intense et insatiable qui ne trouve pas de réponse dans son entourage. Adrienne a pourtant le courage de vivre dans l'attente, d'accueillir ce vide en elle sans chercher à le combler par des substituts, des plaisirs immédiats. Elle ne se contente pas des explications trop humaines sur Dieu qu'elle reçoit de ses proches. Même si l'attente est longue – sa rencontre avec le Cardinal von Balthasar, qui coïncidera avec sa conversion, n'aura lieu qu'à l'âge de 38 ans! -, elle demeure dans cette attente vive et brûlante, avec patience et le plus souvent dans l'espérance. Après sa conversion, son désir, d'ailleurs, ne cesse de grandir, d'être dilaté à l'infini… pour accueillir « le Dieu toujours plus grand ». Comme Marie, « son attente naît […] de l'accomplissement, elle en devient fonction » [7]La servante du Seigneur, Adrienne von Speyr, Editions Johannes Verlag, 2014, p. 89.

L'attraction qu'Adrienne exerce involontairement vient donc en quelque sorte de l'absence en elle de toute séduction. Adrienne, pressentant un amour infini déjà donné, ne cherche pas à plaire ou à séduire pour attirer à elle, pour combler ses désirs de manière angoissée, imposant ses exigences et ses caprices. Au contraire, son désir demeuré intact réveille chez les autres leurs propres désirs d’infini que seul Dieu peut combler. 

Une femme courageuse

Adrienne fait preuve d'un grand courage tout au long de sa vie. 

En permier lieu, courage d'aller au bout de son désir de devenir médecin, alors même que les obstacles en tous genres ne manquent pas, alors même qu'il est nécessaire pour cela d'ouvrir une nouvelle voie (elle fut l'une des premières femmes médecins en Suisse). Cette détermination témoigne de son caractère bien trempé et d’une grande volonté. Pour autant, son attitude n'est jamais agressive. 

Courage aussi de regarder en face les absurdités et les souffrances de son temps, sans fuite ou bagatellisation. A travers ses expériences mystiques, elle participe de manière tout-à-fait personnelle aux blessures de son époque. Par exemple, les notes laissées par le Cardinal von Balthasar témoignent de la participation concrète et en temps réel d'Adrienne aux horreurs de la guerre : ses visions mystiques la conduisent tantôt dans les camps de concentration, où elle est témoin de l'élimination des détenus dans les chambres à gaz, tantôt auprès des soldats de Stalingrad, qui vivent des expériences terribles, d'autant plus terribles qu'ils sont sans le secours de la prière. Adrienne vit elle-même ces expériences dans son corps, à travers diverses maladies, à travers des faiblesses et des chutes imprévues… Mais sa proximité de Dieu l'aide à regarder à l'intérieur de ce mal. Elle a le courage de faire ce que ses contemporains n'osent pas : se rendre compte, regarder jusqu'où va le mal. Sans doute, c'est à partir de cette expérience dramatique, qu'elle remet dans la confession, que naît sa profonde intuition du Samedi Saint : le lieu sans amour, les ténèbres sans issue, le refus total de Dieu. C'est justement là que le Christ recherche le Père [8]Conférence Lucetta Scaraffia, Symposium Adrienne von Speyr, 17-18.11.2017, Rome.    

Objectivité

Le rapport d'Adrienne avec la réalité qui l'entoure, avec les événements et les gens est très simple. Disponible, elle accueille en elle toute expérience vécue, qu'elle soit à priori heureuse ou douloureuse, et la laisse agir en elle. Finalement, c'est toujours une occasion de croissance, une leçon. Comme Marie, elle « retenait tous ces évènements et les méditait en son cœur » (Lc 2,19).

Lorsque, malade de la tuberculose, on l'amène dans la chambre d'hôpital, elle écrit: « La fenêtre donnait sur un sureau; devant ce sureau la porte d'entrée d'une maison, peut-être à cinq mètres de la fenêtre. J'eus une pensée redoutable: pour pouvoir se passer d'horizon, il faut avoir un horizon en soi ; et tout de suite cette prière: "Seigneur laisse-moi prendre part à ton horizon" » [9]Fragments autobiographiques, Adrienne von Speyr, Editions Lethielleux, 1978, p. 158.

L'objectivité est une qualité qu'on qualifierait spontanément plutôt de masculine. Mais alors en quoi cette qualité peut être proprement féminine ? Il s'agit de l'attitude de Marie devant la Trinité, parfaitement disponible dans l'obéissance de la foi. Attitude qui rend possible l'Incarnation. De même chez Adrienne, la réactivité ne débouche pas sur une introspection, mais sur une ouverture au Mystère, une demande. La subjectivité, loin d'être mauvaise en soi, représente un point de départ, elle est orientée vers Dieu, transfigurée. On perçoit toujours dans son attitude face aux rencontres et aux expériences concrètes de sa vie quotidienne comme un « Que veux-Tu ? » non formulé. Un « Que veux-tu ? » prononcé dans une totale liberté. Elle sait que « le bon Dieu est autre ». Elle ne s'arrête pas à ses critères, elle s'efface devant le Mystère. Ses incompréhensions ou ses difficultés restent toujours dans une ouverture face au Seigneur, comme une question qui attend de Lui une réponse.

 

References

References
1, 2 La femme, Cours et conférences, Edith Stein, Cerf / Editions du Carmel / Ad Solem, 2008, pp. 95-98
3 Fragments autobiographiques, Adrienne von Speyr, Editions Lethielleux, 1978, p.15
4, 5 Arzt und Patient, Adrienne von Speyr, Johannes Verlag Einsiedeln, 1983, pp. 51-52
6 Fragments autobiographiques, Adrienne von Speyr, Editions Lethielleux, 1978, p. 144
7 La servante du Seigneur, Adrienne von Speyr, Editions Johannes Verlag, 2014, p. 89
8 Conférence Lucetta Scaraffia, Symposium Adrienne von Speyr, 17-18.11.2017, Rome
9 Fragments autobiographiques, Adrienne von Speyr, Editions Lethielleux, 1978, p. 158
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