Home > Littérature > Lettres à un jeune poète

de Suzanne Anel   23 août 2013
Temps de lecture 5 mn

Comme livre du mois, nous vous proposons de découvrir, ou redécouvrir les Lettres à un jeune poète de Rainer-Maria Rilke.

« Tu vois, je veux beaucoup. Peut-être tout :

L'obscurité des chutes infinies


Et le jeu scintillant de toute remontée.

Il en est tant qui vivent et ne veulent rien

Et qui se sentent anoblis


Par les sentiments lisses

De leurs repas légers.

Mais toi, tu aimes tout visage

Qui sert et qui a soif.
»

Ces vers que Rilke a écrits en 1905 seraient peut-être suffisants pour expliquer tout le développement des lettres qu’il écrit à la même époque au jeune poète Franz Xaver Kappus, alors cadet de l’école militaire de l’empire austro-hongrois.

Bien sûr, il y est question de l’art, mais chaque ligne est avant tout un appel à la vérité : ne nie pas cette soif qui est en toi, accepte-la et porte-la, même si elle entraîne la solitude et l’obscurité de la chute, c’est la seule attitude qui peut conduire au scintillement de la remontée.

Le premier conseil que Rilke donne au jeune novice c’est de reconnaître ce qui est le plus important pour lui et d’y rester fidèle, quoi qu’il lui en coûte. « Il n’est qu’un seul chemin, entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur (…) Demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : ‘Suis-je vraiment contraint d’écrire’ » (Lettre I). Pour se poser cette question et pour en reconnaître la réponse, le silence est nécessaire, silence extérieur qui conduit au silence intérieur. « Je jouirai de ce grand silence dont j’attends le cadeau d’heures bonnes et pleines. » (Lettre V).

Seule l’honnêteté de la réponse nous permettra d’accepter avec patience le chemin laborieux qui nous conduira à respecter ce qu’il y a de plus beau et de plus vrai en nous. « Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas, dix ans ne sont rien. Être artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. Je l’apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis : patience est tout. » (Lettre III)

Les questions et les doutes, la souffrance, font partie de ce chemin, comme tels ils doivent être acceptés et assumés. « Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes. (…) Il s’agit de tout vivre, vivez pour l’instant vos questions. Peut-être simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement un jour, dans les réponses. » (Lettre IV)

« Votre doute lui-même peut devenir une chose bonne si vous en faites l’éducation : il doit se transformer en instrument de connaissance et de choix. Demandez-lui, chaque fois qu’il voudrait abîmer une chose, pourquoi il trouve cette chose laide. (…) Surtout n’abdiquez pas devant lui. Demandez-lui ses raisons. (…) Un jour viendra peut-être où ce destructeur deviendra l’un de vos meilleurs artisans. » (Lettre IX).

Bien sûr, les questions, les doutes entraîneront la tristesse, mais rien n’est à rejeter du chemin qui nous est imparti. « Seules sont mauvaises et dangereuses les tristesses que l’on transporte dans la foule pour qu’elle les couvre. (…) Elles sont bien de la vie mais de la vie qui n’a pas été vécue, qui est dédaignée, comme abandonnée, et qui n’en peut pas moins causer notre mort. » (Lettre VIII). Comme les questions, comme le doute, la tristesse est à porter dans le silence pour se l’approprier. Mais Rilke fait aussi justement remarquer : « Ne vous observez pas trop. Gardez-vous de tirer de ce qui se passe en vous des conclusions trop hâtives. Laissez faire tout simplement. » (Lettre VIII).

Ainsi nous pourrons porter jusqu’au bout cette tâche qui est la nôtre, tâche qui est absolument unique pour chaque personne. « Porter jusqu’au terme et enfanter, tout est là » (lettre III).

À cette attitude humaine, Rilke oppose l’attitude des critiques artistiques qui sont par excellence, ceux qui regardent la réalité en fonction de la loi du marché « ce sont, ou bien des produits de l’esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie ; ou bien d’habiles jeux verbaux ; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c’est l’opinion contraire » (Lettre III), et sans amour « Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. » (Lettre III). Mieux vaut un vrai jugement personnel qui se trompe, que l’acceptation irréfléchie de l’avis d’un autre simplement parce qu’il est celui qui doit avoir l’autorité. Le maître, celui à suivre, c’est celui qui, tel Rilke, invite à l’approfondissement du jugement personnel et donc de la liberté.

Rilke revient régulièrement sur le fait que le chemin qu’il propose au jeune Kappus est un chemin de solitude, mais c’est seulement dans cette solitude que le jeune homme pourra trouver le silence qui lui permettra d’être témoin de son temps et de découvrir la réelle fécondité.

« Une seule chose est nécessaire : la solitude. » (Lettre VI).

« Être seul comme l’enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l’enfant et importantes du seul fait que les grandes personnes s’en occupent et que l’enfant ne comprend rien à ce qu’elles font. (…) Pourquoi échanger les sage ne-pas-comprendre de l’enfant contre lutte et mépris, puisque ne pas comprendre c’est accepter d’être seul, et que lutte et mépris ce sont des façons de prendre part aux choses mêmes que l’on veut ignorer. » (Lettre VI)

Reconnaître sa solitude c’est aussi la capacité à recevoir toutes ces choses inconnues, qui nous font le plus souvent peur. Peur qui nous conduit à nous réfugier dans des conventions. « La peur de l’inexplicable n’a pas seulement appauvri l’existence des individus, mais encore les rapports d’homme à homme, elle les a soustraits au fleuve des possibilités infinies, pour les abriter en quelque lieu sûr de la rive. » (Lettre VIII)

Paradoxalement, reconnaître et vivre de solitude, c’est aussi ce qui nous permet d’avoir une vraie fécondité. Le pouvoir créateur n’est beau que parce qu’il est riche de milliers d’engendrements. L’ordre humain est un ordre de maternité nous dit Rilke, parce qu’il est ouvert à l’avenir. « Tout est peut-être régi par une vaste maternité. » (Lettre IV). Mais le plus souvent les hommes ne le perçoivent pas. L’artiste, solitaire qui s’éloigne de la foule, est celui qui prend conscience de ce grand mystère et peut le retranscrire et montrer que l’amour même n’est pas un don égoïste de deux individus, mais l’accueil de l’autre dans l’ouverture à l’avenir. « L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-mêmes (…) l’amour c’est l’unique occasion de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. » (Lettre VII). 

Pour vivre de cette solitude, Rilke propose plusieurs aides.

Il nous faut choisir le quotidien « avec une sincérité intime, tranquille et humble » (Lettre I). « Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. » (Lettre I)  

Il nous faut contempler la nature. « Si vous vous accrochez à la nature, à ce qu’il y a de simple en elle, de petit, à quoi presque personne ne prend garde, qui, tout à coup, devient l’infiniment grand, l’incommensurable, si vous étendez votre amour à tout ce qui est, si très humblement vous cherchez à gagner en serviteur la confiance de ce qui vous semble misérable – alors tout vous deviendra plus facile, vous semblera plus harmonieux et, pour ainsi dire, plus conciliant. » (Lettre IV)

Il nous faut patiemment apprendre notre tâche quotidienne dans le travail. Le travail est ce lieu où nous sont données « toutes ces choses tangibles et bien délimitées » (Lettre X). Pour celui qui sait le vivre sérieusement, le travail apporte à notre vie un caractère de gravité et de nécessité. « Un mode de vie qui nous provoque et nous oppose de loin en loin à des grandes choses de la vie : voilà ce qu’il nous faut » (Lettre X).

Toutes ces lettres semblent nous offrir encore une aide : l’art. Parce que l’art, tel que nous l’offre Rilke, cherche un contact toujours plus vrai, plus humble et plus grave avec la réalité, il nous montre aussi toujours plus ce qu’est l’homme.

Il s’agit de « croître selon votre loi, gravement, sereinement. » (Lettre I)

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