Mars 1941 : une jeune femme juive écrivait la première page de son journal et livrait son cœur à un « candide morceau de papier quadrillé » sur son « cher bureau toujours en désordre », tandis qu’au-dehors, la cruauté nazie se déchaînait. Soixante-dix-neuf ans plus tard, Héléna Delannoy, une autre jeune femme, artiste de théâtre, nous présente cette grande figure de la spiritualité contemporaine, éprise de liberté et prise malgré elle dans l’enfer de la Shoah, à travers un spectacle lumineux et profond. Immersion.
Héléna Delannoy
En deux mots, qui es-tu Héléna ?
Je suis comédienne et metteuse en scène de théâtre. J’ai fait trois ans d’étude dans une école qui s’appelle l’ENSATT, initiales pour « École Nationale des Arts et Techniques du théâtre », qui se trouve à Lyon. Mon parcours m’a amenée aussi à intégrer l’institut Philanthropos de Fribourg en Suisse, pour une année d’études anthropologiques et philosophiques. Et il se trouve également que je suis jeune mariée depuis l’été dernier !
Dans ton parcours de vie, tu as fait deux rencontres importantes : celle de Dieu, et celle du théâtre : peux-tu nous en dire plus ?
Quand j’étais petite, ma mère m’a inscrite à un cours de théâtre et ça m’a beaucoup plu. J’ai rapidement compris que je ne pouvais pas faire autre chose de ma vie. J’ai fait un parcours très classique quand on veut devenir comédienne : après le BAC, j’ai intégré un conservatoire de théâtre, puis j’ai tenté les concours des grandes écoles supérieures. Par chance, j’ai obtenu celui de l’ENSATT de Lyon. Malheureusement, quand je suis sortie de l’école, la réalité du métier de comédien m’a écœurée et j’ai souhaité tout remettre en question. Ce moment-là a été un carrefour très significatif dans ma vie : en même temps que je vivais ce bouleversement quant à ma vie professionnelle, j’ai fait une rencontre très forte avec Dieu en la personne du Christ, et parallèlement j’ai rencontré Fabrice Hadjadj, directeur de l’institut Philanthropos, qui m’a proposé d’intégrer son école. Cette année d’étude a été décisive car elle m’a permis de fonder les bases d’une spiritualité chrétienne que je découvrais, et de reconsidérer mon projet de vie en cherchant comment mieux l’orienter vers Dieu. J’avais besoin de chercher ce que j’avais envie de dire sur le monde, en tant qu’artiste.
Tu as créé la compagnie de théâtre « Haut les cœurs ! » ; pourquoi ce choix ?
A la suite de cette année d’études philosophiques, j’ai lu le journal d’Etty Hillesum, jeune femme juive hollandaise prise dans le génocide juif de la Seconde Guerre mondiale. Ça a été un énorme coup de cœur. J’ai eu envie de créer un spectacle à partir de ses écrits. Pour produire ce projet, il était nécessaire de fonder une compagnie de théâtre, que j’ai appelé « la compagnie Haut les cœurs ! » en référence au moment de la prière eucharistique où le prêtre dit « Sursum corda », c’est-à-dire « élevons notre cœur » en Français. Cette expression résonne de manière forte pour moi avec l’attitude que j’aimerais avoir dans la vie en gardant haut le cœur sans se laisser abattre par le découragement.
Etty Hillesum, qui est-ce ?
Etty, c’est son surnom, en réalité elle s’appelle Esther Hillesum. Elle est née en 1914 aux Pays-Bas dans une famille de tradition juive. Après une scolarité peu brillante, elle obtient une maîtrise en droit et donne par la suite des leçons particulières de russe. Elle commence à écrire son journal intime en mars 1941, à l’âge de 27 ans, à l’instigation de son psycho-chirologue, Julius Spier, qui deviendra le catalyseur de son cheminement spirituel. Prisonnière d’un marasme psychique, Etty éprouve un profond mal de vivre et cherche un sens à sa vie. Par son accompagnement psychologique et spirituel, Julius Spier l’aide à canaliser ses forces vitales et à reconnaître la présence de Dieu en elle-même.
Dans son journal, elle décrit les mesures restrictives de plus en plus austères contre les Juifs d’Amsterdam, jusqu’à son transfert au camp de transit de Westerbork où elle séjournera elle-même pour y travailler dans “l’assistance sociale aux personnes en transit” organisée par le Conseil juif. Elle sera déportée à son tour à Auschwitz en septembre 1943 avant d’y mourir deux mois plus tard. Elle a alors 29 ans.
S’est-elle convertie au christianisme ?
Etty ne s’est pas proprement convertie au christianisme ; cependant, ce que l’on découvre au fil des pages de son journal, c’est un chemin d’amour qui élargit son cœur et son intelligence. Un itinéraire qui l’introduira peu à peu dans une intimité avec Dieu. Elle essaie d’apprendre à prier en s’agenouillant sur le tapis de sa salle de bain, et petit à petit se déploie au fond d’elle-même une vraie liberté intérieure qui se maintiendra jusqu’au bout au travers de cette période infernale.
Pourquoi tu t’es intéressée à cette figure ?
Il me paraît crucial de nos jours de faire entendre sa parole porteuse d’une réelle espérance. Pas d’un espoir en toc comme “ça ira mieux demain !”, car Etty n’était que trop consciente que les menaces extérieures iraient en s’empirant. Mais une vraie espérance qui trouve sa source dans la bonté de la vie. Au contact de Julius Spier, elle découvre l’amour pour Dieu et pour toute l’humanité, jusqu’au don absolu de soi, jusqu’à l’abnégation la plus totale, tout en gardant, avec une admirable constance, son indéfectible amour de la vie, et sa foi inébranlable en l’Humain.
Etty Hillesum
Comment as-tu abordé la création du spectacle à partir des écrits d’Etty ?
Le processus de création s’est échelonné sur quatre ans. J’ai commencé par sélectionner les extraits qui m’intéressaient dans les quelques trois cents pages d’Une vie bouleversée, recueil des écrits d’Etty Hillesum regroupant son journal rédigé entre 1941 et 1943, et les soixante-quinze lettres qu’elle a envoyées depuis le camp de Westerbork. Il s’agissait ensuite pour moi de porter la voix d’Etty, seule en scène, pendant deux heures de spectacle, avec tout l’engagement que ce texte requiert. Après cinq semaines de répétitions, j’ai livré la première représentation en octobre 2017, et j’ai eu la joie d’avoir joué le spectacle plus de quarante fois depuis. Etty a ainsi pu toucher des centaines de spectateurs d’horizons très divers car je donne des représentations dans toutes sortes de lieux : des théâtres, des paroisses, mais aussi des maisons de retraite, chez des particuliers, … Je cherche toujours des endroits pour le jouer, alors, à bon entendeur !
Qu’est-ce que ça a changé pour toi, d’être habitée par ce témoignage ?
Être traversée depuis des années par ces écrits d’une richesse infinie, et porter en soi deux heures de texte appris par cœur, je considère cela comme une chance inouïe dans ma vie. Je me sens très proche d’Etty ; elle est pour moi comme une sœur, un guide qui me montre le chemin de la liberté intérieure, du don total de soi. Sa parole me fonde, m’inspire, et nourrit ma relation à Dieu.
Que lui demanderais-tu si tu la rencontrais aujourd’hui ?
« Comment tu as fait ? Comment tu as fait pour résister à la noirceur de ton époque, quand tu voyais la haine, le désespoir et l’amertume autour de toi, pour ne pas y succomber toi aussi ? » Je vois ça comme une forme de résistance, d’héroïsme. Une résistance invisible, qui se manifeste par un regard décalé sur sa réalité, par rapport à celui porté par ses contemporains.
« Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même ; extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui, en l’an de grâce 1942, la énième année de guerre. » [1]Etty Hillesum, Une vie bouleversée, suivi de lettres de Westerbork : Journal 1941-1943, Points
Teaser Spectacle Etty Hillesum
Lire ici un deuxième article sur Etty Hillesum
Compagnie Haut les Cœurs !
https://www.hautlescoeurs.org
https://www.facebook.com/cie.hautlescoeurs/
contact@hautlescoeurs.org
References
↑1 | Etty Hillesum, Une vie bouleversée, suivi de lettres de Westerbork : Journal 1941-1943, Points |
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Merci pour ce beau témoignage.
« Comment tu as fait ? » est la question posée par le journaliste Andrew Bolt lors de la première interview que le cardinal donna à sa sortie de prison (il y a passé plus de 450 jours avant la relaxe prononcée à l’unanimité par la cour Suprême australienne des faits de pédophilie dont il était accusé). Le cardinal répond avec beaucoup de simplicité et de douceur à un homme qui se dit non-croyant, en parlant notamment de la possibilité pour un chrétien « d’offrir ».
A écouter absolument : https://www.youtube.com/watch?v=3OX2aUvG51I