En ce 4 août 2020, devant leur blé jonchant le sol autour des silos dévastés, les Libanais ont revécu Kafno, la famine-génocide de 1914-18, sous le spectre de leur bourreau Djamal Pacha. Rien n’a changé depuis qu’en 1920 le Liban fut agrandi en vue d’un avenir prometteur. Mais fut-il vraiment agrandi, ou n’a-t-il pas été plutôt supprimé et remplacé ? Le Grand Liban est-il en continuation ou en rupture avec le Liban historique ? [1]Kafno, qui signifie famine en syriaque, est le nom de la Grande Famine – génocide du Mont-Liban entre 1914 et 1918 .
En voyant les silos du port de Beyrouth éventrés, le blé des Libanais déversé sur un misérable lit de ruines, sur fond d’une cité dévastée, on ne peut s’empêcher de revivre les douleurs et les souffrances de nos ancêtres en 1914-1918. Ils ont dû eux aussi assister à plusieurs reprises à l’acharnement de l’Ottoman Djamal Pacha sur leurs silos auxquels il mettait le feu. Impuissants, ils devaient regarder brûler leurs dernières réserves alimentaires face à un bourreau qui expliquait au monde entier qu’il s’agissait d’une famine naturelle due à un fâcheux concours de circonstances. La pénurie aurait été provoquée, selon lui, par une invasion de sauterelles en temps de guerre et de blocus.
L’occupant agissait avec aisance car il se sentait chez lui. Il ne s’est jamais considéré étranger puisque cette terre qu’il ravageait était ottomane et que le peuple qu’il sacrifiait était moins important que la noble cause. La résistance de l’empire face à l’ennemi justifiait toutes les famines, les souffrances, la mort et l’émigration en masse.
Djamal Pacha pouvait se vanter d’avoir bien organisé la résistance. Il avait réquisitionné à cet effet toutes les bêtes de somme, la nourriture, les hommes capables de travailler, les jeunes pouvant se battre, le kérosène, les médecins, les pharmacies et tout le matériel de construction. Tandis que les Libanais manquaient de toutes les matières premières, tandis qu’ils croulaient sous le poids des épidémies, ils voyaient leur kérosène, leur blé et leurs médicaments prendre les routes de Syrie. Il fut aussi interdit à la diaspora d’envoyer de l’argent à ses familles au Liban. Pour plus de cruauté encore, le pacha prononçait des discours et donnait aux Libanais des leçons de nationalisme dans lesquels il leur conseillait de bien résister face à l’ennemi qu’il définissait lui-même et qu’il leur imposait.
Cent ans plus tard, le blé gît au sol, et le peuple dépouillé, appauvri et affamé se fait sermonner sur les valeurs de la résistance. On lui enlève son carburant et ses médicaments, on pousse ses médecins et ses jeunes à l’exil, on lui bloque les aides en devises étrangères et on lui impose un ennemi éternel et absolu, ancré dans le dogme et l’idéologie. Même la nature a tenu à participer au scénario avec des virus dans le rôle des sauterelles. Sans oublier les commerçants corrompus et le népotisme féodal faisant marchandage de tout, de la politique aux valeurs les plus essentielles.
Que s’est-il passé pour que ce peuple soit obligé de revivre toutes ces calamités au bout d’un siècle ? Et pour quelles raisons en est-il là alors que les autres populations de l’Empire ottoman se sont organisées en nations jouissant d’un bon système immunitaire ?
Les Montélibanais rassemblés devant une église durant Kafno
Raviver l’héritage linguistique et culturel
Pressentant l’effondrement de l’empire, les différentes composantes culturelles avaient commencé à se reconstruire et à raviver leur héritage sur tous les volets linguistiques, historiques, artistiques, littéraires et spirituels. Après quatre siècles d’occupation ottomane, leurs langues étaient presque mortes, ou du moins elles ne pouvaient plus répondre aux exigences de la modernité et de la révolution industrielle en cette fin du XIXe siècle. Elles durent alors commencer à les ranimer en créant ainsi le grec moderne, l’arménien moderne, l’hébreu moderne et le serbe moderne. Tous les ingrédients furent préparés afin de pouvoir un jour, lorsque les circonstances le permettraient, ériger leurs États-nations.
Ces peuples enseignèrent leurs langues après les avoir modernisées. Dans certains cas, ces idiomes étaient complètement morts (comme l’hébreu), archaïques (comme le grec) ou simplement ignorés par de grandes tranches de la population, comme pour les Arméniens de Cilicie. Ces derniers, arrivés au Liban suite au génocide, ne parlaient pas un seul mot de leur langue. Des orphelinats et des écoles furent alors fondés à travers le Liban, faisant appel à des enseignants arménophones de la diaspora. En une seule génération, la langue était ressuscitée, avec l’apprentissage du folklore, de l’art, de l’histoire et de la spiritualité.
Les Arméniens imprégnèrent le paysage libanais de leur architecture chrétienne et de monuments aux martyrs. L’identité fut sauvée, et à travers elle, la présence arménienne qui sans cela se serait entièrement dissoute jusqu’à la disparition. En ravivant leur langue, les Arméniens purent enrichir le Liban et son patrimoine d’une dimension supplémentaire bien au-delà des avantages d’ordre économique.
Le choix des Monté-Libanais
Comme les autres populations de l’Empire ottoman en décomposition, les Monté-Libanais étaient confrontés aux mêmes enjeux de l’après-libération. Il s’agissait donc de faire le même travail de valorisation culturelle et artistique, de redressement linguistique et d’écriture de l’histoire dans le but de former le roman national nécessaire à la gestation de tout État-nation. Il était aussi fondamental de rendre hommage aux martyrs de Kafno, le génocide-famine de la Première Guerre mondiale, afin de ne pas rendre vaines les atroces souffrances de leurs parents, enfants, frères, sœurs et ancêtres. Pour que cela ne se répète plus jamais.
Mais contrairement à toutes les autres composantes judéo-chrétiennes de l’empire malade, les Monté-Libanais préférèrent miser sur l’amnésie générale afin de bâtir une nouvelle entité politique : le Grand Liban. Durant les années infernales de Kafno, 1914-1918, l’enseignement scolaire fut interrompu à travers tout le gouvernorat (moutassarrifiya) du Mont-Liban. Les montagnards qui arrivaient à atteindre la cité ottomane de Beyrouth n’arrivaient là que pour y mourir. Le pays n’était plus qu’un vaste cimetière. L’intelligentsia avait émigré vers les contrées les plus lointaines de la diaspora. Le manque de culture et l’illettrisme battaient leur plein.
La libération du Liban par les forces de la Triple-Entente aurait dû engendrer le même type de renaissance que chez les autres composantes, arménienne, grecque, chypriote ou autres. Mais il n’en fut rien pour ce qui concerne le concept de l’identité nationale au Liban. Aucun effort ne fut entrepris pour la langue syriaque moribonde, ni pour l’écriture de l’histoire et du roman national. Aucun monument, aucun honneur ne fut jamais rendu aux 220 000 victimes du génocide Kafno.
Ce qui était encore aléatoire et chaotique devint conscient et prémédité en 1943 : le syriaque fut simplement sacrifié, n’ayant pas été retenu comme l’une des langues nationales. Par défaut, les écoles de montagne cessèrent son enseignement dans les années 60 avec le départ à la retraite des derniers professeurs. Dès lors, l’Église maronite optait pour la traduction de la messe en arabe puisque les paroissiens ne pouvaient plus suivre dans les livres traditionnels imprimés en syriaque ou en garshouné [2]Garshouné, qui signifie étranger, revient à écrire une langue étrangère (en l’occurrence l’arabe) en employant l’alphabet syriaque . C’est comme si aujourd’hui un pays, comme l’Italie ou la Pologne, décidait de ne plus enseigner sa langue sous prétexte qu’aucun autre pays ne s’en sert.
Distribution du pain par Bkerké (en rouge, nous lisons Kafno)
Acculturation totale
S’étant désistée de l’identité linguistique, l’histoire officielle devait aussi correspondre à la nouvelle vision de l’identité nationale. On sacrifia alors les 220 000 martyrs morts dans d’atroces souffrances simplement parce qu’ils étaient très majoritairement chrétiens. On leur préféra les 40 cadres pendus à la place des Canons dont l’appartenance multiconfessionnelle répondait mieux à l’idéologie du jeune État.
Les manuels d’histoire devaient aussi adapter les faits réels à la version officielle. Comment expliquer toutes ces victimes ? On parla alors de la mort du tiers des Monté-Libanais, alors qu’il s’agissait réellement de la moitié, puisque 220 000 personnes ont succombé, sur une population de 450000 habitants. Et la seconde moitié ne survécut que parce qu’elle avait réussi à fuir le pays, le plus souvent pour toujours.
L’histoire officielle s’ingénia aussi à verser dans l’hypocrisie. Des détails qui avaient aggravé les conditions des Monté-Libanais, tels que les sauterelles ou les commerçants véreux, furent rendus à eux seuls responsables de toute l’hécatombe. On ne parla jamais des réquisitions ou des déportations, ni des évêques traduits en cours martiale et exécutés. On n’évoqua jamais les silos de blé éventrés, mis à sac et brûlés.
Mais plus grave encore, on a voulu aller à la rencontre de l’Autre en devenant l’Autre, en adoptant sa langue, son histoire, sa littérature et son propre roman national. Une acculturation totale s’est imposée dans les écoles chrétiennes qui n’ont plus rien transmis de la langue ancestrale ni de l’histoire nationale. Ces institutions optèrent pour l’assimilation totale en calquant l’Autre. Or on ne peut établir un dialogue avec la copie de soi-même. Ce qui devait être une rencontre a donc sombré dans le monologue du narcissisme réducteur et destructeur.
L’idéologie de la fusion des peuples
La nouvelle nation fut érigée sur un lit de mensonges et de négations de soi. Un peuple qui se désiste de tout ce qui le constitue dans toutes ses spécificités humaines et culturelles peut-il trouver sa place dans le concert des nations ? Pour bâtir le Grand Liban, il fut décidé de sacrifier le Liban historique en effaçant ses particularismes qui font sa richesse et son aptitude à pouvoir traverser les crises de l’histoire. Ces spécificités justement sont les ingrédients de son système immunitaire, et leur disparition le rend vulnérable à toutes les perturbations avoisinantes.
Nous ne pouvons pas nous construire et évoluer en tant que peuple ni bâtir une nation sur le dénigrement de l’essentiel, de l’existentiel. Nous avons considéré les différences entre les habitants du Liban historique et ceux des régions périphériques comme des obstacles à la coexistence. Ces différences culturelles, historiques et linguistiques furent ainsi sacrifiées sur l’autel de l’unité nationale.
Cette idéologie de la fusion des peuples comme s’il s’agissait de vulgaires métaux nous a surtout empêchés d’y voir clair, d’écouter avec intérêt un Robert de Caix de Saint-Aymour et de rechercher un système politique adapté à la diversité culturelle, religieuse et historique des différentes composantes du Grand Liban.
Ce n’est pas avec les avantages techniques qui nous ont été légués par les missionnaires catholiques, puis par la France, ni avec les infrastructures avancées laissées par les Ottomans puis par les Français que nous pouvions construire une nation. Le port, le tramway, les réseaux ferroviaires et routiers, l’électricité, l’eau, les postes et télégraphes, même les hôpitaux et les universités ne forment pas les ingrédients d’un État, et certainement pas d’une nation. Encore moins les « négations » amèrement dénoncées par Georges Naccache.
L’État-nation, dont l’aptitude à surmonter les crises le distingue de l’État tout court, est constitué de bien plus que cela. Il est un ensemble d’aspirations communes, de vision, de mythes et d’un roman national. Il est surtout la résultante d’un cheminement historique porté par la foi, la culture et la langue. Ces garantes de l’identité ne peuvent faire l’objet de concessions et de compromis. Il s’agit de l’essence même de ce que nous sommes. On ne peut bâtir une nation sur le mensonge, encore moins sur l’amnésie. Car, comme le disait si bien Rémy de Gourmont : « Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage. »