Croire ne consiste pas à s’approcher de la parole de Dieu lentement, de manière successive, comme à pas mesurés et en maintenant la distance. Croire ne consiste pas non plus, selon un plan peut-être sage, à se convertir peu à peu à la parole de Dieu, peut-être en s’essayant d’abord aux paroles apparemment les plus faciles du Christ, de manière à gagner du temps pour ajourner les plus difficiles, les plus exigeantes, à un plus tard indéterminé. Croire signifie oser tout sur le champ, accueillir aussitôt les paroles les plus incroyables et les plus intraduisibles et leur donner sans délai son approbation. Pour se retrouver soudainement, sans échappatoire, face à I’Absolu, et pour accorder incontinent à cet Absolu, à cet « impossible », la place qu’il requiert. Une place qui n’aura plus rien à voir avec cette ouverture indifférente et indolente à tous les petits événements de la rue, une place qui sera en moi cette place intérieure à partir de laquelle tous les autres lieux et places de l’âme pourront être occupés et mis en ordre. Une telle parole pourrait être cette sentence du Seigneur : « Soyez parfaits comme votre Père du ciel est parfait » [1]Mt 5,48 . Ou bien cette parole de Dieu dans l’Ancienne Alliance : « Soyez saints comme moi je suis saint » [2]Lv 19,2 . Autrement dit l’exigence de jeter toute notre vie ordinaire, avec ses broutilles, dans l’être spirituel de Dieu, de plonger notre misère de péché et notre foire aux imperfections dans la sainteté de Dieu. En somme, créer de l’espace pour Dieu au lieu de le faire pour notre propre moi.
Photo : © Sabina Kuk
Celui qui exige cette chose apparemment impossible est le Fils de Dieu, lui qui ne connait qu’une seule volonté : celle du Père. Celui qui, sa vie durant, n’a rien fait d’autre que d’accomplir cette volonté. Celui qui, en se faisant homme, a pris sur lui notre quotidien pour le remplir du jour éternel du Père. Celui qui, en descendant d’en haut ici-bas, a saisi la temporalité à partir de son éternité à lui pour en faire le réceptacle de la vie éternelle, sans l’atténuer, sans l’obscurcir, sans aucun compromis. Dans cet abaissement, c’est toute la dignité divine qui est contenue. Il ne se compromet pas en faisant cela : il est aussi saint en tant qu’homme que Dieu le Père est saint. « Qui de vous me convaincra de péché ? » [3]Jn 8,46 . Il vit la perfection de telle manière qu’elle nous est ouverte. En accomplissant l’incroyable, il nous invite à l’accomplir avec lui de manière inversée : il nous projette, du bas vers le haut, dans cette sainteté qui est bien sûr déterminée par la sainteté du Père afin que nous puissions y vivre conformément à notre génie et à notre mission.
C’est la foi seule qui permet ce bond et cet élan. Si nous nous efforçons de comprendre quelque chose de cette exigence du Fils – être parfait comme Dieu l’est – il nous est immédiatement évident qu’il est impossible de la réaliser d’une manière purement rationnelle, purement théorique et comprise de l’extérieur. Pour l’entendement qui sait ce qu’il en est de Dieu et ce qu’il en est de la créature – qui plus est pécheresse – c’est tout à fait absurde. Si nous nous considérons et si nous nous estimons d’une manière purement intellectuelle, il est indubitablement clair que nous ne pouvons pas remplir ces conditions. Mais si nous ne voulons pas convaincre le Seigneur de mensonge, nous devons dire que ce qu’il demande est possible. En un mouvement, en un geste, qui est réalisé en nous par la force du Seigneur, et par lequel nous nous comportons de telle manière que nous le laissons vraiment agir, par lequel nous renonçons ainsi, entre autres, inconditionnellement, au critère de notre propre compréhension et de notre propre mesure. Aucun croyant ne peut voir, comprendre, affirmer sa propre sainteté, et pourtant il ne peut pas davantage affirmer, dans la foi, que Dieu pourrait ne pas rendre vraie sa Parole en lui. Il s’en remet à Dieu pour le discernement et la compréhension.
Sainteté est un mot qui a sa vérité en Dieu et qui ne vit dans le croyant que sous la forme d’une exigence. Le croyant peut placer sa vie sous la devise de cette exigence : Soyez saints ! Soyez parfaits ! Mais il ne peut jamais la considérer comme accomplie. Et en définitive, cette exigence n’a rien de facultatif, elle s’impose à lui. Dans la foi, il doit soumettre sa vie à une vérité qu’il accepte de la part de Dieu, vérité qu’il se déclare prêt à servir. La racine de la sainteté est ainsi l’obéissance. L’obéissance de la foi, et en vérité une obéissance absolument aveugle, qui sait au plus profond d’elle-même qu’il n’y a rien à voir, rien à contempler, rien à comprendre avec les seules forces humaines. Et pourtant, ce n’est pas une foi absurde ou désespérée, qui secrètement en saurait plus que Dieu, mais une foi humble, ouverte, qui laisse l’espace le plus large à l’espérance du devenir. C’est comme pour les miracles du Seigneur. Je suis paralysé de naissance et le Seigneur me dit : « Lève-toi ! » [4]Jn 5,8 . Je me lèverai. Non pas parce que ma raison se sera hissée à la compréhension du bien-fondé et de la rationalité de la foi et y aura réfléchi, mais parce que j’aurai accueilli en moi la parole de Dieu et que j’aurai prêté foi au commandement de la Parole, de manière tout à fait abrupte, sans me demander si ma foi peut y arriver. En acceptant fermement le don de foi que le Seigneur me fait par l’ordre qu’il m’adresse. La force de se lever tient à la foi en cette parole : « Lève-toi ! » Tout ce qui est signifié avec le fait de se lever et lui est rattaché est contenu dans cette parole. Je ne me lèverai pas pour faire deux pas et m’arrêter au troisième. Ou pour me laisser retomber. Le fait de se lever signifie pouvoir marcher et le contient en soi. En me levant je n’épuiserai pas la force de me lever. L’exigence demeurera à l’intérieur de son exécution et la force tout autant. Je me lèverai également le lendemain et à chaque fois que le voudra l’exigence qui a créé une situation vivante, celle d’être debout et d’y demeurer. Dans le quotidien aussi, le Seigneur fait don de paroles qui ne se distinguent en rien de la force de ses paroles miraculeuses. Elles ont à chaque fois en elles la vie et habilitent celui qui les accueille à chaque fois à vivre et à servir la Parole là où toute dégradation, toute appréciation de proximité et d’éloignement est éliminée. La Parole demeure de manière absolue et celui qui sert n’a aucun droit à la relativiser en lui-même.
C’est sans aucun doute dans la relativisation que se situerait le début de l’incroyance, ou au moins de la pusillanimité qui tient l’exigence du Seigneur pour exagérée et irréalisable. Le fait que je sois imparfait, et même le pire des pécheurs, n’a rien à y voir. Ce n’est pas pour cela que la Parole doit perdre de son caractère absolu. Elle ne s’affaiblit pas, elle demeure le Vivant absolu, l’Absolu vivant. Le non-vouloir de l’incroyance ne peut pas lui ravir sa force. Il n’est exigé du croyant qu’une seule chose : qu’il mette sa vie à la disposition de la vie de la Parole en lui afin que celle-ci possède en lui la force qu’elle possède en elle-même.
(…) La parole du Seigneur provient à chaque instant, dans sa fraîcheur, de la bouche de Dieu. Et nous pouvons l’accueillir dans cette proximité, cette urgence, cet état de fraîcheur et cette nouveauté. Ainsi que dans son incompréhensibilité, car qui peut sonder la perfection du Père ! Seuls le Fils et l’Esprit la connaissent. Et cependant nous devons nous y livrer et ne pas la relativiser. Si nous essayions de mesurer la sainteté du Père à quelque chose pour nous d’accessible et de compréhensible, si, pour nous la représenter, nous faisions la somme de toutes les valeurs et de toutes les perfections du monde et que nous les portons à l’infini en disant : « tel est le Père », et que nous ajoutions en soupirant : « il est encore plus grand », nous serions en grand danger de dévaluer, encore et toujours, la perfection de Dieu. Car, selon notre mode fini de connaître, il serait trop facile d’en faire une sorte de chaîne infinie de traits humains ou naturels bien trop petits, et on passerait à côté de ce qu’elle a d’unique, de ce qui la distingue en vérité : l’absolu, le divin. Et si alors nous ne cherchions qu’à agir selon un tel calcul et que nous pensions ainsi, par l’addition d’un certain nombre ou même d’un grand nombre d’actes et de vertus, petits ou même minuscules, travailler lentement à imiter la perfection divine et à satisfaire petit à petit aux exigences du Fils, nous n’aurions en fait abouti certainement qu’à une seule chose : tuer en notre vie l’Absolu.
Photo : © Sabina Kuk
Celui qui dans la foi fait le bien doit toujours aussi reconnaître que ce qu’il fait – pour ce qui le concerne – est un rien et n’entre pas en ligne de compte. Vouloir démontrer que finalement quelque chose de grand puisse résulter de l’addition de tels riens ne serait pas seulement insensé mais contreviendrait à la foi. Nous ne devons pas vouloir retrouver le mystère de la foi, que nous ne voyons pas, à travers les données contrôlables de ce monde visible. Nous ne pouvons donc faire qu’une seule chose : installer durablement tout notre être dans l’exigence absolue, essayer durablement d’accueillir la parole de Dieu avec tout ce qui est en nous et attendre la réponse que le Seigneur forme comme la conséquence de son exigence. Attendre à l’intérieur d’un acte de foi qui n’est plus divisible. Le commandement d’être parfait contient la destruction de tout degré. Ce que nous faisons – dans la mesure où il s’agit d’un faire humainement expérimentable – est indiciblement pauvre. Ce qui emporte la décision, c’est l’exigence d’être parfait comme le Père est parfait. Si nous réfléchissons sur le non-être ou sur l’essence de ce néant, notre action deviendra un obstacle entre nous et la parole du Seigneur. Plus nous accomplissons de bonnes actions, que nous reconnaissons et que nous évaluons comme telles, plus haut s’élève l’obstacle qui nous rend incapables d’accueillir la parole de Dieu avec courage, c’est-à-dire dans la foi. Le bien, ou ce que nous considérons comme tel, peut autant nous empêcher de venir à Dieu que le mal ou le péché.
La seule possibilité de franchir cette faille réside dans le Fils. Il est venu dans le monde pour ramener par son amour le monde au Père. En devenant homme, il ne se dépouille ni de l’être divin ni de la connaissance de Dieu. Or, comme toute sa mission est une mission d’amour, elle ne l’est pas seulement dans la réalisation, dans l’action, mais aussi dans la représentation, dans la contemplation. C’est également en tant qu’homme qu’il voit le Père mais cette vision n’est en rien quelque chose d’isolé de sa mission, ce n’est pas une prérogative purement personnelle dont il ferait usage pour se fortifier lui-même en quelque sorte. Elle a bien plutôt sa mesure et son sens dans sa mission d’amour. Le Fils connait le Père et voit la perfection de celui-ci à l’intérieur de son amour filial. Sa vision est plus un état qu’un acte, elle est la clairvoyance de son amour et de son obéissance. Ainsi, dans l’amour qu’il a pour le Père, il établit la mesure entre Dieu et l’homme et il jette un pont entre l’un et l’autre. Il n’adapte pas le Père au monde mais montre au monde le Père absolu. Et dans sa vie il fournit la preuve que les hommes peuvent vivre comme Dieu l’attend d’eux, à savoir dans l’amour du Père absolu. Le fait qu’il soit parfait en tant qu’homme est un hommage au Père parce qu’il justifie par là la création qui sort des mains du Père. Mais sa perfection est un acte et une réalisation de son amour pour le Père et pour les hommes. Son amour est si grand qu’il rend possible que la sainteté du Père soit vécue dans une existence humaine.
Il ne vit pas une sainteté qu’il déploierait aux heures tranquilles de l’adoration, loin de l’agitation du quotidien. Sa sainteté est en lui toujours identique, en toute situation de sa vie. Elle est identique à elle-même parce qu’elle est toujours identique au Père. Et elle est identique au Père parce que son flux provient toujours du Père et y retourne. Et parce qu’il vit en tant qu’homme cette sainteté du Père jusqu’à l’obéissance de la mort sur la croix, il peut également la communiquer aux hommes par la grâce. À chaque fois qu’il exprime une exigence, c’est qu’il l’a déjà accomplie lui-même et c’est ce qui donne alors aux hommes la force de l’accomplir. Il donne même à sa Parole la plus grande proximité au Père. En rien l’homme ne peut être plus proche du Père que dans la parole du Fils. Et s’il exige qu’ils soient parfaits, c’est comme si, à ce moment-là, il les jetait immédiatement dans les bras du Père. Il détruit la distance en étant lui-même distance surmontée, en tant que Fils qui est simultanément la Parole elle-même.
Adrienne von Speyr, « Revue catholique internationale Communio » 27 (2002) 5‑6, 39‑48