La véracité naît de l’amour pour la vérité, parce qu’elle ne se pratique pas seulement en partant de l’impératif moral « tu dois », mais aussi parce qu’elle est attirante, parce qu’elle est belle, parce qu’elle est séduisante.
Du fond d’une salle de classe, entre deux cours, les élèves voient leur professeur entrer en traversant un bruit qui a la densité de la fumée. La perspective du maître n’est pas très différente. Le long couloir est une sorte de no man’s land délimité par le seuil de la salle de classe. En le franchissant, on entre dans un espace différent, avec sa personnalité, ses habitudes, son bruit particulier et son désordre propre. La perspective de l’élève et celle du professeur se rejoignent au moment où le seuil de la salle de classe est franchi. Le bruit s’atténue, quelques élèves ne se sont pas encore rendu compte de la nouvelle présence qu’il y a dans la salle et tardent à se taire. Peu à peu, les derniers murmures disparaissent. Deux mondes différents se rejoignent dans un silence fait d’attente, et le cours, maintenant, peut commencer.
Le silence comme espace de rencontre entre les élèves et le professeur, entre deux inconnus, entre les amants, entre toi et moi, est une chose à admirer. Le silence est ce qu’il y a de plus difficile à contrôler, il n’est pas possible de le posséder, et moins encore de l’organiser. Le silence est un imprévu, presque un cadeau, un événement discret qui est nécessaire pour que tout le reste puisse avoir lieu. Nous pourrions dire que le dialogue est une note en bas de page du silence.
Avec mes années de pratique de l’enseignement, j’essaie d’être de plus en plus attentif à cet instant originel, à ce silence dans lequel je découvre que commencent toutes les conversations. Habituellement, je me dépêche pour aller d’un lieu à un autre, je cours dans les couloirs en répondant en même temps aux courriers électroniques et à la dernière querelle sur Twitter, tandis que j’écris en silence la dernière page de mon livre imaginaire. J’entre en classe avec mon bruit, le bruit que je supporte sans mot dire, avec les voix intérieures qui étouffent mon silence. Et une attitude mécanique, des gestes appris avec l’expérience, et la routine, me font survoler les circonstances sans être conscient de ses possibilités infinies. Quand j’avance ainsi dans mes lundis quotidiens, j’emporte avec moi ma « vérité », qui est mon programme, mon chronogramme et mon épigramme. Je mitraille mon auditoire avec des mots en plomb, je vide leurs crânes avec la cuillère de ma dialectique, et j’échange des cerveaux contre des idées. J’ai ma vérité, je suis venu la dire, et voilà qui est fait. Je tourne une page du programme, et une feuille du calendrier.
Mais d’autres fois, j’ai la chance de m’arrêter un instant devant ce moment où ni eux ni moi ne parlons, où ils me regardent et où je les regarde, où l’adrénaline n’a pas encore donné son coup d’éperon au cheval emballé, et où le spectacle n’a pas encore commencé. Alors je m’interroge à leur sujet. Ce n’est pas seulement la clarté de l’exposition et la vérité objective du contenu qui me préoccupent, je comprends aussi l’importance de la sensibilité pour capter dans quel état ils sont, la responsabilité pour ce qui peut leur arriver à cause de ce que je dis, et le profond désir que mes mots soient compris comme il se doit et qu’ils se les approprient librement. Dans ce moment de silence, avant que tout ne commence, je me débats dans l’espace où le « tu » et le « je » se touchent sans se mélanger, où ta vérité et la mienne ne se sont pas encore rejointes, et je me retrouve face au problème de la véracité.
La vérité et la véracité ne sont pas la même chose. La vérité est une qualité de l’être, tandis que la véracité est une vertu des êtres (humains). Et ce qui me préoccupe ici est comment être véridique. Peut-on parler de la vérité sans véracité? Et, plus encore, peut-on défendre la vérité sans la vertu de la véracité? Je suis spécialiste pour dire des vérités comme des coups de poing, pour lâcher la vérité et que l’autre la reçoive comme une gifle, surtout par WhatsApp, où le nécessaire silence préalable n’existe pas, et où la seule alternative à la véracité sont les émoticônes: « Je ne suis pas d’accord! ». Et ce petit sourire acide remplace la nécessité de la vertu de s’approcher de l’autre en partant de l’amour pour la vérité.
Je crois que la véracité est la meilleure manière de défendre la vérité, mais qu’est-ce que la véracité? Qu’est-ce que cette vertu dont nous venons de parler et que nous attribuons davantage aux idées qu’aux personnes? Romano Guardini disait que la véracité « fait référence au fait que la vérité ne concerne pas seulement le contenu objectif de ce que l’on dit, mais aussi la façon dont ce contenu parvient aux autres, comment d’autres l’entendent ». La véracité, dit l’auteur italo-allemand, « peut nous conduire à ce que, en connaissant la complexité de la vie, nous ayons à dire à quelqu’un quelque chose qui n’est pas objectivement vrai, mais qui est le maximum que l’autre pourrait considérer comme vérité » . Un médecin comprend peut-être bien la différence entre la vérité objective du cancer et la complexité de la vérité du patient en phase terminale qui reçoit la nouvelle. Certainement, le médecin a expérimenté la douleur que produit la distance entre deux vérités. Il y a une différence évidente entre la vérité et la véracité. La vérité sans véracité tombe dans le rigorisme, la véracité sans vérité est impossible.
Guardini, qui a souffert du problème de la vérité politique dans sa propre chair, disait qu’ « il est terriblement éclairant de voir comment l’extrême autonomisme de la vérité (la vérité sans véracité), propre à notre époque moderne, a été suivi de l’impitoyable violation de toute connaissance vraie par les régimes totalitaires. En eux, on ne peut même plus parler de véracité; simplement, l’acceptation de la doctrine prescrite s’obtient soit par des méthodes de suggestion, soit en l’imposant de force ». Cependant, la qualité de la vérité, accompagnée de la vertu de la véracité, produit un effet notablement différent, surtout chez celui qui la pratique.
L’amour de la vérité fait naître en nous la vertu de la véracité. La véracité naît de l’amour de la vérité, parce qu’elle ne se pratique pas seulement en partant de l’impératif moral « tu dois », mais parce qu’elle est aussi attirante, parce qu’elle est belle, parce qu’elle est séduisante. Parce que seule la vérité fait que la vie vaut la peine d’être vécue, élargit notre horizon et rend compte de ce que nous sommes réellement, de notre vraie identité. Nous sommes véritablement faits pour la vérité. Et c’est pourquoi, lorsque la relation avec la vérité devient une vertu, on peut voir en nous une attitude pratique, publique et visible, radicalement différente, que l’on perçoit surtout dans la patience et le sens de l’humour.
L’amour pour la vérité nous fait comprendre la difficulté que le bien rencontre pour s’incarner dans les situations concrètes, les mille empêchements qu’il affronte, le manque de chance, les vices et les maladresses qui le détruisent. L’amour pour la vérité nous rend patients avec les autres et avec nous-mêmes, ce qui est sans aucun doute ce qu’il y a de plus compliqué, parce que nous comprenons que le bien a besoin de notre collaboration pour se rendre présent, et il est rare que nous fassions tout parfaitement.
L’amour pour la vérité fait aussi fleurir l’humour. « L’humour, dit Guardini, naît de l’amour pour ce qui est bon », parce qu’il sait, disions-nous, que c’est difficile, et malgré tout, il continue à miser sur lui. Mais de plus, l’humour « pressent que ses déficiences sont précisément le voile nécessaire pour que le bien conserve sa pudeur et ne s’expose pas entièrement ». Patience et humour sont deux pratiques qui naissent de la véracité et qui font plus pour la vérité et pour nous-mêmes que beaucoup d’autres attitudes plus visibles et apparemment plus héroïques.
Article publié par Armando Zerolo le 30 mars 2021 sur le journal El Debate de Hoy.
Traduit de l’espagnol par AB
Photos : © Sabina Kuk