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Ce que j’aurais voulu te dire : Lettre à Alex

Vendredi 8 novembre 2013 : le super typhon Yolanda, connu en France sous le nom d’Haiyan, frappe les Philippines à une vitesse record de 315 km/h. Dans sa maison de Tacloban, Alex a trouvé refuge dans sa cave, avec trois de ses enfants. Sa femme était en voyage pour son travail au Vietnam. Si les autorités et la population ont bien pris conscience peu à peu de l’arrivée de ce super typhon, ils n’en n’ont pourtant pas anticipé l’incroyable force ni les conséquences. Nombreux sont ceux qui ont trouvé refuge dans les caves de leurs maisons. Il fallait se protéger de la puissance des vents et des chutes d’arbres. Personne n’avait prévu l’effet tsunami de Yolanda et cette montée si rapide des eaux…


CC BY DFID – UK Department for International Development

Lettre à Alex

« Alex, tu étais un garçon bien timide, et tu ne voulais pas apprendre le français. Nous avions en commun que nous étions tous les deux des hommes philippins, mariés à des femmes européennes. Ta femme Kathleen, était la sœur de mon ex-femme Isabelle. Mais contrairement à moi, tu n’as pas voulu aller en Europe, tu préférais rester aux Philippines. Kathleen étant ingénieur agronome, il lui fut possible de trouver un travail. Vous vous êtes installés à Tacloban, dans les Visayas. Vous avez cherché une maison et vous en avez trouvé une en face de l’Océan Pacifique. Vous avez eu cinq enfants devenus quadrilingues, parlant français, anglais, tagalog et waray-waray [1]. Et tes enfants sont devenus les cousins et cousines préférés de ma fille. Dans ma tête, je pensais que je pourrais te voir Alex à n’importe quel moment. Moi, Alden, j’habite à Manille, et toi, Alex, tu habitais à Tacloban. Je prendrais l’avion pour aller à Tacoblan et je serais chez toi en quarante-cinq minutes. Je voulais te parler d’homme à homme. Parler de tout et de rien. Mais cette journée n’est jamais arrivée à cause de Yolanda… 

Vous aussi vous vous êtes réfugiés dans votre cave. Vous pensiez être à l’abri. Mais les eaux montent, montent… Une corde est là qui permet à tes enfants, Alex, de passer par une ouverture à l’étage supérieur et d’échapper. C’est à ton tour de t’agripper… Mais aux dires de tes enfants, un malaise te prend et tu ne peux attraper la corde. C’est cette seconde vague qui sera la plus forte. Elle t’emporte… 

Pour une durée habituelle d’une demi-heure, il faudra, à cause des dégâts, des arbres, des corps ici ou là, deux heures à tes enfants pour rejoindre le bureau de l’ONG où travaille Kathleen. Ils y trouvent un nouveau refuge. Ce n’est que le lendemain, à son retour, que ta femme apprendra la nouvelle.

"Nous ne le verrons plus, Alex". C’est par un mail et ces mots qu‘Isabelle m’a annoncé ton sort.

Oui, nous ne te verrons plus.

Mais moi, je continue de te parler, à avoir avec toi cette discussion que je n’ai pas eue. Qu’est-ce que tu mets encore dans le poisson Lapu-Lapu pour qu’il ait une telle saveur ? Un soupçon de citron ? Un  peu d’ail ? Et le café que tu nous as servi, c’était lequel ? Des choses très terre-à-terre en somme… Voilà ce que je voudrais simplement partager avec toi. La simplicité du quotidien. Il semble que quand l’âme se sépare de son corps physique, c’est la sagesse qui surgisse, balayées sont la jalousie, la haine. Il ne reste que la sagesse et l’amour.

Dans ta mort, Alex, je constate que le seul trésor que nous possédons est notre relation à l’autre. Oui, la profondeur de la relation avec les autres, voilà la seule chose valable. Si tu travailles, et ne fais que travailler, à la fin de ta vie, tu n’auras rien à amener dans l’au-delà. Il faut trouver dans la routine ce qui donne le sens et l’envie de vivre. Chaque moment est si précieux. C’est ce que ton absence m’enseigne. A tout moment, tes amis, on peut te les enlever. "Tiens, je vais appeler Alex…" Et puis, tiens, plus d’Alex… Les moments passés avec les amis, voilà ce qui approfondit véritablement notre humanité.

Même si tu m’entends aujourd’hui Alex, moi, je ne t’entends pas. Même si tu réponds à chacune de mes questions, je n’entends pas ta voix. C’est difficile d’échanger avec toi. Peut-être es-tu dans une plénitude de bonheur impeccable. Moi, je ne le suis pas. Quand on aime quelqu’un, on veut faire partie de sa vie pour pouvoir incarner son amour. Quel douloureux vide. Ton absence me donne tant peine. Et pourtant, garder vivante ta mémoire, Alex, voilà ce que je veux. Agir en ta présence. Peut-être est-ce la grande leçon de ce drame. Profiter pleinement de l’autre, dire à l’autre ce que l’on veut lui dire, vivre intensément la relation, savourer chaque moment de joie, comme savourer chaque cuillère du bon café que tu savais si bien nous préparer. C’est la foire tu sais maintenant à Miriam High School où j’enseigne le français. Je suis dans le carrousel qui tourne. A chaque rigolade des élèves, je me rappelle ton sourire. Et je te parle – tout bas d’ailleurs – comme si tu étais à mes côtés, parce que ton amitié me manque énormément et que je veux vivre cette joie en ta présence. »

Alden Clamor


© Séverine Dubois

 


[1] la langue de Tacloban

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