Home > Economie > A la recherche de nouveaux modèles pour l’industrie agroalimentaire

A la recherche de nouveaux modèles pour l’industrie agroalimentaire

Marc Gosselin est Directeur Général de Danone Italie. Son entreprise cherche des solutions concrètes pour soutenir les producteurs. Il nous livre son regard sur la crise agricole. Cet entretien fait suite à d’autres contacts avec Marc Gosselin ces dernières années, et notamment une conférence à Paris sur le sens de l’engagement chrétien dans le monde de l’entreprise

Quelles sont les conséquences de la crise de l’agriculture pour l’industrie alimentaire comme Danone ?

Le mot « crise » n’est pas assez précis. Il sous-entend qu’on va en sortir et qu’on va revenir là où on en était avant la crise. C’est un mot très médiatique, vidé de son sens. Ça donne le sentiment que l’objectif est de revenir en arrière, de sortir de la crise à tout prix. Alors que la crise pour moi, c’est d’abord un mouvement qui peut provoquer un changement. Ce mot est trop négatif. Ça ne veut pas dire que la situation n’est pas grave, en particulier pour le milieu agriculteur, les amplitudes des prix provoquent des suicides et des situations dramatiques. Il ne s’agit pas de regarder en arrière mais en avant. Il faut réfléchir ensemble aux modèles du futur.

Non seulement vis à vis de l’agriculture mais aussi de l’ensemble des ressources, en ce qui nous concerne l’eau ou le plastique, il faut se poser la question : le modèle qu’on a aujourd’hui n’est pas viable demain, ni d’un point de vue économique, ni d’un point de vue environnemental. Comment et avec qui construire un nouveau modèle ? C’est la première réflexion de cette crise.

Une deuxième réflexion, à court terme, nait du prix du lait qui descend pour des raisons de surproduction. Cela soulève une question de fond quant à la gestion des ressources : il ne s’agit plus simplement d’acheter mais de réfléchir à une économie circulaire, c’est-à-dire de me soucier que le producteur sera toujours là dans 5, 10, 20 ans et que j’aurais ainsi toujours accès au lait. Il faut qu’il y ait une sécurité qui rende pérenne la chaîne de tous les acteurs de la filière.

Chez Danone, on travaille sur différents axes pour développer et adapter les modèles :

La première chose, c’est la réduction de la volatilité des prix. Il y a trois ans, le lait était en gros à 400€ la tonne. Aujourd’hui il est à 290€, et les prix de production n’ont pas varié avec cette amplitude. Cette volatilité vient de plusieurs raisons. Il y a la spéculation sur la poudre de lait qui est un moyen de stocker le lait et de réguler les marchés mondiaux. S’il a fait beau en Nouvelle Zélande, les vaches ont produit beaucoup de lait et il y a un afflux de poudre de lait sur le marché mondial. Dans le monde financier, des gens spéculent sur ces matières-là, comme sur n’importe quel actif, sans prendre en compte l’aspect humain. Et puis, il y a des événements géopolitiques comme l’embargo Russe. On ne peut plus exporter en Russie, alors on se retrouve avec un surplus de lait. Comment inventer des systèmes qui évitent d’avoir de tels effets yoyo ?

Notre deuxième objectif, c’est la sécurité. En tant que grande entreprise, on a besoin d’assurer notre approvisionnement en lait. Par exemple, en Egypte, on a décidé d’investir nous-mêmes dans une ferme – bien que ce ne soit pas notre métier – pour accompagner la croissance de nos ventes. C’est un modèle de grande ferme, parce qu’il y a des économies d’échelle pour être compétitif, tout en considérant à la fois l’environnement et ce que nous appelons l’écosystème. Notre responsabilité ne s’arrête pas à la porte des usines, des coopératives ou des supermarchés. Quand on crée une grande usine en Egypte pour des besoins économiques, on installe 2000 vaches mais on y associe des femmes qui ont une seule vache, à qui on va acheter le lait, et qui bénéficie de cours sur les techniques d’élevage, sur la génétique… On la fera aussi bénéficier du fourrage acheté en gros quand il y aura des problèmes d’alimentation. On crée donc autour de cette ferme de 2000 vaches quelque chose qui vient s’insérer dans l’écosystème sans détruire ce qui se passe au niveau local. Pour ça, on travaille conjointement avec des ONG, comme l’ONG CARE en Egypte. Dans notre métier, on n’est pas toujours bon avec les communautés alors on préfère s’appuyer sur des acteurs sociétaux et sociaux. Pour ce genre de projets, on a créé un fond, Danone Ecosystème, qui est à la disposition des Directeurs Généraux pour soutenir les ONG qui nous aident autour de cet écosystème. Le modèle égyptien est intéressant car il a des retombées bénéfiques pour la communauté locale. Il assure donc une sécurité aussi bien pour nous que pour les fermiers qui nous entourent. En Ukraine, on travaille avec un réseau de grand-mères auxquelles l’ONG Heifer donne des cours pour que leurs vaches produisent 4 litres au lieu de 2.

C’est un bon exemple de collaboration. Nous voulons réduire la volatilité des prix, pour assurer notre approvisionnement en lait tous les jours et pour rendre le système plus viable pour les fermiers.


Milk Collection Communities par DanoneEcosystemFund

En Europe, on essaye de déconnecter le prix qu’on paye du prix de marché. Mais ça veut dire rentrer dans une nouvelle forme de collaboration avec les agriculteurs. Il faut comprendre que s’il a fait beau en Nouvelle Zélande, cela a un impact sur la valeur du lait quelque soit la qualité du travail…

Qu’attendez-vous des agriculteurs ? Qu’attendez-vous de l’Europe ? 

En répondant au problème de la volatilité à coup de subventions, la politique agricole commune a maintenu artificiellement les agriculteurs dans une espèce d’autre planète isolée de la réalité économique de l’agriculture mondiale, sans aider la filière à se transformer. J’attends des agriculteurs qu’ils deviennent des acteurs économiques rentables, responsables. Quand le prix de vente est inférieur au prix de production, c’est dramatique pour les producteurs. Mais comment a-t-on aidé les agriculteurs non pas à compenser les écarts de prix mais à investir pour qu’ils soient compétitifs ? Ni le système politique, ni le monde syndical agricole n’ont aidé les agriculteurs à comprendre le monde dans lequel ils sont et à se transformer en entreprise. Ils préfèrent prendre l’argent de Bruxelles pour réguler les prix… En France, on est dans un débat de dinosaures sur ces questions-là. C’est de l’assistanat plutôt que de l’entreprenariat. Il faut une prise de conscience de l’ensemble des acteurs.

J’attends qu’on se mette autour d’une table pour réfléchir ensemble à une viabilité économique. Plus on attend, plus on reste dans une position passéiste, plus la crise sera grave. Et les premiers qui en pâtiront seront les agriculteurs eux-mêmes. Ils ont moins de résistance qu’une entreprise comme Danone.

Les agriculteurs français, avec les charges et les normes qui leur sont imposées, ont-ils la possibilité d’entrer en concurrence avec les agriculteurs américains ou néo-zélandais qui ont des exploitations de milliers de vaches ?

On a une Europe bureaucratique qui distribue à la fois des subventions et impose des règlements. Peut-être faut-il laisser la production de masse à d’autres… Lidl vendra toujours moins cher que Monoprix. Ce n’est pas le même modèle, il n’y a pas un modèle unique. En France, la qualité peut être intéressante. Par exemple, on aide un certain nombre d’agriculteurs à passer au bio parce que le lait bio est beaucoup plus valorisé et son prix est moins volatile (450€/tonne au lieu de 290). Les agriculteurs qui sont passés au bio et cherchent la qualité ne sont pas dans la même problématique que ceux qui doivent lutter contre la poudre de lait ou les grandes fermes américaines. Il faut qu’on soit créatif, inventif…

Danone est un groupe international, vous y exercez (ou avez exercé) des responsabilités en France, en Angleterre, en Italie, en Egypte ou au Bengladesh. Pourquoi la crise de l’agriculture est-elle plus aigüe en France qu’ailleurs ?

Il y a aujourd’hui une espèce de peur, d’incapacité à regarder la réalité en face. Si la crise est plus importante en France qu’ailleurs, j’y vois deux raisons :

D’abord la petite taille de nos exploitations et l’absence de transformation face aux enjeux économiques. L’exploitation moyenne française est plus petite que celle en Allemagne, aux Pays-Bas ou dans la partie d’Europe du Nord, et les exploitations plus petites sont plus touchées par la crise que les grandes.

Il y a un deuxième élément qui multiplie le problème, c’est la mentalité française. On le voit par exemple, au niveau de la loi du travail. Depuis 30 ans, on a un système qui ne marche pas et qui est un des plus coûteux au monde. Il faut peut-être se demander : « Qu’est-ce qu’on change ? ». Ce « Qu’est-ce qu’on change ? », en France, est extrêmement difficile, et pas simplement au niveau des agriculteurs. Par rapport à l’Angleterre, à l’Allemagne ou même à l’Italie aujourd’hui, cette mentalité empêche de se diriger vers un futur plus viable dans une économie plus partagée où tout le monde serait bénéficiaire.

Une grande entreprise agro-alimentaire comme Danone peut-elle soutenir les producteurs, tout en restant compétitif sur le marché européen ?

Je pense principalement à ce système de réduction de la volatilité. C’est-à-dire payer le lait plus cher que le prix de marché en ce moment où le prix de marché est très bas et largement sous les coûts de production. Mais cela veut dire aussi que lorsque le prix de marché augmentera, parce qu’il y aura des sécheresses ou un manque, le producteur soit prêt à être payé moins que le prix de marché, tout en restant au-dessus de ses coûts de production. C’est un sacré changement de mentalité, mais c’est le système qu’on essaye de mettre en place.

Vous avez été vice président de la branche « Social Business » de Danone. Serait-il imaginable d’appliquer le principe du social business à la France, en soutenant les agriculteurs ? Comment ?

Dans notre modèle de Social Business au Bengladesh, on permet que, grâce au microcrédit, un agriculteur qui élève une vache en ait deux, qu’une vache qui produisait un litre par jour en produise deux, parce que si tu nourris mieux la vache, elle produit plus de lait. On organise des centres de collecte pour que le lait soit de meilleure qualité en étant réfrigéré au plus vite au lieu de rester à 40°C et que quelqu’un fasse deux kilomètres à vélo pour nous le porter. Mais le Social Business, ce sont des laboratoires à toute petite échelle, des expériences ici ou là. On ne sait pas encore comment l’extrapoler. Ce sont des phases très en amont.

Aujourd’hui, c’est plus à travers des accords avec des agriculteurs sur la réduction de la volatilité en leur assurant sécurité et viabilité, qu’on peut vraiment avancer. La sécurité a un prix et pour eux et pour nous. Il faut trouver ce juste prix.

Le fond « écosystème », qui a été doté de 100 millions d’euros, peut aussi soutenir les agriculteurs. Par exemple, il a aidé à la transformation de l’usine bio du Molay-Littry, où on fait « les 2 vaches ». On s’est servi de ce fond pour aider l’usine à passer du classique au bio, parce qu’une telle transformation prend du temps et coûte cher. Le fond « écosystème » nous aide aussi à financer des ONG qui aident les agriculteurs. Dans les Pyrénées, on a une autre usine à Villecomtal où on travaille avec l’ITEB (l’Institut Technique de l’Elevage et des Bovins) pour former des agriculteurs à être les patrons d’une entreprise.

Ce sont des exemples, mais ce qui est intéressant, c’est de travailler ensemble. Danone tout seul n’a pas la solution, mais on essaye d’avoir une vision circulaire et d’entrainer autour de nous un certain nombre d’acteurs pour avoir une vraie responsabilité dans cet écosystème. Danone est un petit acteur – seulement 5% de la collecte de lait en France – mais on essaye de prendre en compte toutes ces considérations-là. Cependant, il faut que tout le monde y mette du sien… Dans le contexte socio-politique actuel, c’est plus compliqué en France qu’ailleurs : c’est une vraie révolution ! Mais notre peuple a besoin de révolutions…

Propos recueillis par Albane de Monts

Vous aimerez aussi
Un discours inattendu à la remise de diplômes d’HEC
« Fermes d’avenir » : une alternative à l’agriculture conventionnelle ?
Crise agricole : le nouveau challenge d’un vétérinaire de campagne
Le champ de bataille de l’agriculture, entretien avec Jean-Luc Pamart

2 Commentaires

  1. Girard

    Proposer du lait à des pays qui n'ont pas cette tradition est une aberration. Il faut réfrigéré, la réfrigération n'est pas dans la sobriété conseillé par Pierre Rahbi. On sait aujourd'hui que l'exès de consomation de lait peu être néfaste et la que calcium présent est difficilement assimilable. Il ne faut pas exporter nos erreurs dans ces pays. Et dans nos pays, il faudra réduire la production, faire bio et locale. Comment danone va s'inscrire dans ce changement de logique ?

    De plus la mentalité française que je revendique, n'a peut-être pas tord de s'élever contre ce toujours plus de flexibilité, de globalisation, etc… C'est une impasse et on nous dit que si ça ne marche pas c'est que les français ne sont pas allé aussi loin que les autres !!! Mais ou s'arrêterons-nous ??? L'esclavage ?

    Certains cherchent d'autre voies, je pense à l'économiste, le père Gaël Giraud, à la revue limit, à Pierre Rabhi, au pape François…

    1. Denis Cardinaux

      Bonjour, M. Girard, ce que vous dites est sans doute très vrai. Il est important de regarder l’ensemble des critères. Chaque acteur de la société porte une responsabilité et cherche à réaliser son intérêt. Par ailleurs, la logique des marchés est prédominante et il me semble utopiste de l’oublier. Des idées comme celles de Joseph Gynt dans son article « L’agriculture à l’heure des choix » publié sur Tdc sont intéressantes : il soutient que si le marché de proximité se structure, accompagné d’une véritable éducation des consommateurs concernant la nourriture, il suffit que ces acteurs représentent seulement 20 % des parts pour produire des changements de comportements et des adaptations majeures chez les producteurs industriels de l’agro-alimentaire. Par exemple, le boycott de la 2CV publicitaire Cochonou durant le Tour de France par les agriculteurs a permit un véritable changement de comportement du producteur qui bénéficiait d’une image un peu surfaite de nourriture française. L’exemple de Danone est aussi un signe encourageant. Il y a des limites, mais il est bon de valoriser les efforts fait par les grands groupes même s’ils ne sont pas une solution absolue.

      Certains cherchent d’autres voies en effet, et vous avez raison de le souligner. Sur ce blog, nous avons choisi de traiter le thème de la crise agricole sous différents angles. Vous pouvez consulter cet excellent article sur le la revue Limite à laquelle vous faites allusion, celui non moins intéressant sur la crise agricole en général (que j’ai cité plus haut) et celui-ci sur le témoignage de vie d’un agriculteur connu Jean-Luc Pamart. Nous nous sommes également intéressé à l‘encyclique du pape (la fin de la modernité), au point de vue des orthodoxes sur l’écologie et au concept d‘écologie humaine (Benoît XVI, Tugdual Derville). Nous préparons d’ailleurs un autre entretien avec un vétarinaire de campagne (http://terredecompassion.com/2016/04/04/crise-agricole-le-nouveau-challenge-dun-veterinaire-de-campagne/) ainsi qu’un article sur l’initiative « ferme d’avenir » qui vont paraitre dans les prochains jours.

      Pour ma part je serai très intéressé de connaître mieux ce qu’enseigne Pierre Rahbi.